« CLIC CLAC CLERGUE », CLAP DE FIN : DISPARITION DU PHOTOGRAPHE LUCIEN CLERGUE

Série noire ! Treize jours après l’écrivain et historien d’art Pierre Daix, voici que le vendredi 14 novembre, à 80 ans, le photographe Lucien Clergue est parti à son tour rejoindre ses amis Picasso et Cocteau, suivant de près un autre ami proche, le célèbre guitariste gitan Manitas de Plata disparu quant à lui le 5 novembre dernier

Avec le réalisateur Bernard Gille qui le considère comme « son père spirituel », en nous lui avions consacré un documentaire  » Clic clac Clergue » produit par Paris Barcelone films et diffusé fin juin 2009 par France 5 pour les 40 ans des Rencontres internationales de la photographie d’Arles que Lucien Clergue a créées dans sa ville natale avec quelques adeptes de cet art, dont l’écrivain Michel Tournier (présent dans ce documentaire) qui animait alors une émission de télévision sur la photographie.

« PHOTOGRAPHIER » SIGNIFIE « ECRIRE AVEC LA LUMIERE »

« Photographier », rappelle souvent Lucien Clergue, c’est au sens étymologique « écrire avec la lumière ». Il soutiendra d’ailleurs une thèse de doctorat sur le sujet devant Roland Barthes en personne (auteur de « La Chambre claire ») mais dès le départ, marqué par la guerre (sa maison d’Arles est détruite en aout 1944 dans un bombardement le jour même de ses dix ans), ayant perdu son père, Lucien Clergue va échapper au commerce familial tenu par sa mère grâce à son appareil photos : il prend ses premiers clichés dans les arènes d’Arles, ou au cimetière des Alyscamps, auprès des gitans qui affluent à leur pèlerinage annuel des Saintes Marie de la mer (rencontre de Manitas de Plata), dans les rizières de Camargue ou le delta du Rhône où gisent des charognes de flamands ou autres carcasses desséchées… Dans ces paysages d’ombre et de lumière magnifiés par le jeu du noir et blanc, l’oeil du photographe cherche à percer les secrets de la vie et de la mort.

Une première rencontre avec Picasso au sortir des arènes d’Arles – deux aficionados s’étaient trouvés – va lui ouvrir les portes de la renommée. Ses photos de corrida séduisent le grand maître. Et en 1961, à 27 ans, Lucien Clergue fait ainsi une première exposition de photos à New-York au MOMA. Mais Lucien Clergue prend alors conscience du retard de la France dans la reconnaissance de la photographie comme un art à part entière. Voilà qu’il doit traverser plusieurs salles du MOMA consacrées exclusivement à la photographie pour aller voir la célèbre toile Guernica ( Picasso leur avait alors confié ce chef d’oeuvre désormais exposé à Madrid).

Dès son retour en Arles, Clergue demande à son ami Rouquette qui dirige le musée Réattu d’Arles d’y créer une salle d’exposition pour la photographie. Mais ce n’est possible que s’il y a une collection. Et d’écrire aussitôt à 40 photographes connus pour leur demander des oeuvres. C’est ainsi que dans les collections du Musée Réattu, on compte désormais plus de 5.000 photos des plus grands photographes, Weston, Avedon, Man Ray, Brassaï, Doisneau, Izis, Cartier Bresson et tant d’autres, représentant les deux grandes tendances de cette pratique, aussi bien la photographie artistique (celle de Lucien Clergue) que le photo reportage journalistique illustrée notamment par Robert Capa ou Henri Cartier-Bresson, créateurs de l’agence Magnum.

DE LA CREATION DES RENCONTRES INTERNATIONALES D’ARLES (1969) A L’ECOLE NATIONALE SUPERIEURE DE PHOTOGRAPHIE (1982) :

A la suite du tournage du Testament d’Orphée par Cocteau aux Baux de Provence sur lequel Lucien Clergue fait une série de photos, on lui met aussi une caméra entre les mains. Il commence donc à réaliser des courts métrages, sur la tauromachie (sur les toreros ou le sort des taureaux abattus) ou sur les jeux de lumière sur l’eau de la Camargue et du Rhône. En mai 1968, alors qu’il doit présenter l’une de ses films à Cannes, voilà que le festival de cinéma est lui aussi balayé par les grèves. Comme il l’explique dans notre film, on peut dire que la création des Rencontres d’Arles découle ainsi directement des révolutions de mai 68 car dépité par ce contretemps, (il comptait sur un prix pour son court métrage) Lucien Clergue retourne alors pleinement à la photographie.

Cocteau lui ayant conseillé dès le départ de se concentrer sur sa ville plutôt que de « monter à Paris » au risque de s’y perdre, Lucien Clergue décide alors d’y créer ces rendez- vous estivaux pour les photographes, d’autant plus qu’il n’a aucune peine à convaincre les américains comme Weston de venir animer des sessions d’information dans sa belle ville romaine du Sud. Ainsi au fil des étés et de participations prestigieuses, ces rendez-vous ont-ils rapidement pris la dimension de « Rencontres internationales de la photographie – R.I.P » longtemps dirigées par François Hebel et aujourd’hui par l’historien Jean Noël Jeanneney.

Par la suite, dès que François Mitterrand fut élu à la présidence de la République, fort de la volonté politique de défendre le rayonnement de la France et son « exception culturelle », dès 1982, son bouillant ministre Jack Lang créa aussitôt la fête de la musique, le prix unique du livre et choisit Arles pour ouvrir l’Ecole nationale supérieure de la photographie – E.N.S.P., qui devient ainsi selon Clergue, « une fille naturelle des Rencontres ». Et comme elle attire professeurs et élèves du monde entier (1) et que son modèle est repris à l’étranger, cette école a désormais acquis le statut d’établissement public. C’est ainsi Lucien Clergue contribua à faire peu à peu de sa ville natale une capitale mondiale de la photographie.

Dans notre documentaire « Clic Clac Clergue », Agnès Varda rappelle comment elle a encouragé les débuts du jeune photographe, de même qu’Izis, tandis que Roman Polanski évoque son admiration ancienne : dans sa chambre d’étudiant à l’Ecole de cinéma de Lodz en Pologne, il épinglait les photos de Clergue des « charognes » desséchées dans l’hiver en Camargue, publiées dans des revues spécialisées. Revenu en France les deux hommes se lièrent d’amitié, ce qui contribua sans doute au glorieux couronnement de la carrière de Lucien Clergue : son élection à l’Académie des beaux-Arts, à 73 ans, où il devient ainsi le premier photographe à entrer sous la Coupole de l’Institut de France.

PREMIER PHOTOGRAPHE ELU A L’ACADEMIE DES BEAUX ARTS (2007)

Ce qui permit à l’heureux élu de rappeler dans son discours de réception que la photographie,, invention française dûe à Niepce et Daguerre, avait été présentée en 1839 par François Arago à l’Académie des sciences, soit 168 ans plus tôt ! c’est à dire qu’il fallut plus d’un siècle et demi à l’institution culturelle la plus prestigieuse de France pour reconnaitre la photographie comme un art, bien qu’il s’agisse d’une écriture de lumière ! Il est vrai que cette même institution vénérable dont la première académie fut créée par Richelieu en 1635 a déjà mis plus de quatre cent cinquante ans à élire une femme son sein (Marguerite Yourcenar, en 1982).

Quant à l’intronisation de Lucien Clergue premier photographe entrant sous la Coupole, le 10 octobre 2007, en son habit créé par le grand couturier arlésien Christian Lacroix et son épée dont le pommeau est orné d’un violon (dont il jouait) et d’une tête de taureau, comme un autre arlésien Patrick de Carolis était alors P.D.G.de France Télévisions mais aussi président du comité de l’épée du nouvel académicien autant dire que l’événement fut abondamment médiatisé.

Après avoir écrit des volumes entiers avec la lumière où figurent d’immortels portraits, des nus sublimes, les vues les plus insolites de la Camargue, après avoir autant oeuvré pour la reconnaissance de l’art photographique et avoir fait d’Arles sa capitale mondiale, nul doute que le nom de Lucien Clergue ne continue à rayonner de tout son éclat tandis que les Arlésiens continueront à parler de leur « Lulu » avec toute l’affection qu’on porte aux enfants du pays auréolés de gloire.