La dimension critique du réseau

Revue d’art depuis 2006

« Comme une prière ardente, employée dans une usine de cosmétiques… 1 » François Potier

Fantastique, onirique, merveilleux, surréaliste, magique, incroyable… Les mots ne manquent pas pour qualifier le monde que François Potier dépeint dans ses vidéos. Mais si les impressions devant ces images sont infinies, il n’est pas pour autant facile de les décrire et encore plus improbable de vouloir les expliquer.

De La Mobylette d’appartement, (une mobylette qu’un homme fait vrombir dans une pièce close jusqu’à ce que les fumées teintent l’image d’un subtil monochrome gris dans l’esprit d’Allan Charlton), à La Porte de l’Enfer (séries de portraits baroques, menscapes diurnes ou nocturnes, traités comme des paysages, à la manière des seascapes d’Hiroshi Sugimoto), l’artiste promène ainsi sa caméra, sans faire aucune différence entre le rêve et la réalité, le documentaire ou le conte, la fiction ou le récit, le cinéma ou la vidéo, la vision ou la poésie.

« Le minaret volatile et le campagnol des gloses découpent sur le reflet ;
l’œil se soumet de bonne grâce à l’entraînement de son possible vers la limite transparente de la joie sans faille ; l’horizon ?2 »

Tel est l’univers de l’artiste, foisonnant, vibrant, il vous emporte dans son tourbillon. Il prend le corps et l’âme du spectateur, le remplit de mille feux, le laissant haletant, comme à bout de souffle, cherchant en vain, la réorganisation possible, rationnelle ou même sensible de la multitude à laquelle il vient d’assister.

« Et d’ici aussi et d’ailleurs je verrai le Potala émerger des brillances d’une correspondance immémoriale oubliée des lobes – je verrai la maison de la révolution, la grande pelouse aux saris multicolores,
le palais du gouverneur hollandais sur la Venise
indienne et le consul alcoolisé qui étudiait la vie
et les moeurs des geckos dans une forêt de marbres
et de bois sculptés avec vue sur le bleu infini
du plus bel hôtel du monde à toi le double des
sensations du Légia de Varsovie au coeur de la rue Picpus »3.

Dans le catalogue infini des images du monde et du rêve que constitue l’œuvre de François Potier, émerge une quête absolue : la captation de la marge. Il faut filmer, en permanence, laisser tourner la machine, pour qu’au milieu des évidences et des déambulations, surgissent, parfois, les minuscules incongruités de la vie. Le sens que l’artiste donne à cette ascèse, c’est celui de la vérité, celle qui ne peut surgir que de l’impalpable, de l’intangible. C’est du choc
entre deux mondes dont il est question : le monde réel, visible, tangible et dérisoire parfois, et le monde poétique, insondable, celui des rêves et des espérances, des crises, angoisses et désespoirs aussi. La collision pulvérise les sens, désoriente, gomme tous les repères. Elle met le monde à nu, seul moyen de traquer les frontières qui se tissent entre les êtres, les lisières qui laissent échapper quelques bribes d’identités. L’artiste piste les bordures. Il recense les franges et dresse un état des lieux de tout ce qui s’évade, du réel comme de l’imaginaire. Il dilate ainsi le temps, l’étire de telle sorte que l’instant se prolonge, tentant de donner au subliminal une durée et un espace.

« L’impromptu aux
étonnements
des notes accumulées jusqu’à la virginité de
leur disparition4 »

François Potier réorchestre alors tous ces capharnaüms dans des mises en scène au rythme très enlevé. Il organise des farandoles, des guirlandes d’images qui donnent à ces micro- événements, une tonalité, une solennité particulières. Par moment, ses vidéos, si plastiques soient-elles, tutoient les univers cinématographiques les plus divers. La Mécanique du papillon se métamorphose en mécanique de précision dont les effets s’articulent avec une énergie débordante et une justesse sidérante, comme dans Le Mécano de la générale de Buster Keaton ou Les Temps modernes de Chaplin. Cette intensité cinématographique qui se dégage du travail de François Potier, confère une véritable étrangeté aux personnages qu’il filme, prolongeant ainsi cette quête de la marge dans les relations profondes ou furtives que le vidéaste entretient avec les hommes et femmes qu’il rencontre. Dans les films de François Potier, les êtres non plus n’échappent pas au télescopage du réel et de l’imaginaire. Les écarts de comportement laissent planer un doute entre fiction, fantaisie et originalité, comédie et tranche de vie. Qui sont donc ces gens égarés dans cet univers magique et onirique ? Comédiens, marginaux, banquiers, coiffeurs, chômeurs… ils sont uns et tous à la fois. Ce sont eux et ils sont nous. Ont-ils vraiment rompu les liens qui les unissaient au monde ?

« Les givrés du cortex bancaire dansent dans l’après lune L’ancre d’un coin d’os
racle la brouette de saturne5 »

De courses-poursuites en images dérobées, de discussions en palabres, de romans en feuilletons, d’anecdotes en discours, l’artiste traque l’humain, comme il traque le monde, dans un corps à corps énergique et passionné. Le genre qu’il privilégie pour en rendre compte est le portrait. Mais les portraits de François Potier ne sont pas ceux de Rembrandt ou de Van Dyck, encore moins ceux de Doisneau, Depardon ou Varda. Aucune précision n’est ici requise, picturale ou historique, esthétique ou documentaire. Du spectacle, du spectaculaire, pour sûr, il y en a, mais il est d’un autre ordre. Certes, le doute plane toujours entre documentaire, fiction ou conte, mais au fond, personne ne peut et ne pourra vraiment savoir ; à quoi bon.

« À la question du réel illustré, l’ultime,
après avoir reconnu sa disparition, retourne à l’étreinte
du sillon des riens6 »

Les questions fusent pourtant. L’artiste est perçu tantôt comme un scénariste et metteur en scène, tantôt comme un journaliste ou un voyeur. Très vite, ces interrogations s’estompent, disparaissent. Le film n’est jamais vraiment un film, le documentaire se métamorphose en un autre objet, la fable est beaucoup trop réelle. Il n’y a que des faux semblants. Toute tentative de compréhension, de catégorisation est vaine. Il faut se résoudre à ne rien trier, à ne rien classer et surtout à ne rien juger.

François Potier traverse le monde en cavalier, sur sa monture, la caméra. Et pour lui, ce monde est un immense carnaval, une kermesse permanente qui lui permet de danser avec le temps. Présent, passé et futur se fondent dans les petits riens captés par l’artiste. Ce n’est pas l’art qui est fantastique, onirique, merveilleux ou magique, c’est la vie. L’artiste en est juste l’acteur et le témoin. La profondeur de l’œuvre de François Potier se dévoile alors. Elle ne réside pas dans les images qu’il collecte et collectionne mais dans la nature de leur agencement, l’essence même de la volonté de l’artiste. Les hésitations n’ont plus aucune importance. Il n’est pas ici question de vidéo, de cinéma ou d’arts plastiques. Il n’est pas non plus question de surréalisme ou d’art fantastique. Ces images appartiennent à une autre catégorie. Elles ne peuvent être classées dans une pratique ou un mouvement. Ce sont des poèmes. François Potier est un poète, et c’est en cette qualité qu’il exprime son rapport au monde et au temps.

« Le commissaire Ulmien racontait souvent l’histoire de Nile Boy tellement vivant au monde mais dont le monde progressivement s’éloignait comme s’il avait la gale ;
en fait, on le sut beaucoup plus tard, il avait la poésie »7.

1 Matthieu Messagier, cité dans « Le Dernier des immobiles », film de Nicola Sornaga (2004, 105 min.)
2 Matthieu Messagier, »Le Dernier des immobiles », Paris, Fata Morgana, 1989, p. 132.
3 Ibid., p. 22.
4 Ibid., p. 19.
5 Ibid., p. 87.
6 Ibid., p. 128.
7 Matthieu Messagier, cité dans Le Dernier des immobiles, film de Nicola Sornaga (2004, 105 min.)