Philippe Richard expose jusqu’au 29 décembre 2012 des toiles de tailles variées et quelques volumes parallélépipédiques à la Maison d’art contemporain Chailloux à Fresnes. Le titre choisi pour cette exposition, Comment dire, peut s’entendre comme un défi de l’artiste peintre au critique d’art. Alors c’est en critique et en peintre que je vais essayer de relever le défi.
Qu’elle soit déposée sur des supports bi ou tri dimensionnels, la peinture défie toujours le discours par le caractère péremptoire de sa visualité. Ce qui est vrai pour des peintures figuratives, l’est encore plus pour des œuvres abstraites comme celle de Philippe Richard. Les peintures de celui-ci installent les choses de l’art sans raconter, sans décrire, sans expliquer. Christian Prigent a choisi comme titre pour son recueil de textes sur la peinture le fragment d’une phrase de Jean Dubuffet qui déclarait « Je ne veux plus rien qui porte un nom ». Le poète qui est aussi critique poursuit « Poésie d’une part et Peinture de l’autre sont des noms de ce différé des noms (des noms assignés, des intitulés probables). Il n’y a donc pas à leur inventer à tout prix un sens : leur sens réside d’abord dans le différé des figures, des formes, du sens – dans la mise en spectacle de ce différé. »
On remarque chez les artistes contemporains qui peuvent être réunis sous dénomination Nouvelle Abstraction, une tentative pour aller au delà du nom de la peinture, au delà de ce que l’on continue d’appeler peinture à défaut de lui trouver d’autre nom. Les configurations architecturales du lieu d’exposition à Fresnes n’ont pas permis à Philippe Richard de développer dans l’espace ses structures complexes comme les Variables atmosphériques ou les Linéaires ; dans ces dernières des tasseaux de bois peints matérialisent un dessin proliférant dans un espace en trois dimensions. Seuls quatre parallélépipèdes avancent leurs motifs dans l’espace d’exposition.
Pourtant depuis quelques années Philippe Richard aime sortir de l’espace bidimensionnel du tableau pour gagner l’espace réel, pour flirter avec l’architecture. C’est une autre manière de faire exister l’innommable de la peinture. On peut voir là une tentative, de celui qui est engagé totalement, et depuis longtemps, dans la pratique de la peinture, pour relancer perpétuellement ses désirs créatifs tout en refusant le repli sur quelques savoir-faire ou la répétition de figures déjà expérimentées.
Cette expansion dans l’espace est présente, d’une autre manière, dans les peintures physiquement planes accrochées aux murs de l’exposition pour les plus grandes ou posées sur une étagère pour les petites. Tout le travail de l’artiste est d’instaurer sur la toile un espace pictural qui donne l’illusion de profondeurs variées. Et Philippe Richard excelle dans l’exercice. Le regardeur attentif peut retrouver la succession des apports des couches de couleurs successives. Il faut d’abord constater que, contrairement à la représentation de l’espace établie à partir des règles de la perspective linéaire (dont la photographie constitue le prolongement), la construction de l’espace pictural s’élabore ici non pas en arrière mais en avant du plan du tableau. L’histoire de cette avancée vers l’espace du spectateur n’est pas nouvelle. Elle date d’un siècle, elle a débuté avec les collages cubistes (Braque, Picasso, Gris). Schématiquement on peut dire que les pans de couleurs sont progressivement superposés en avant du plan support. C’est aujourd’hui encore par montage de couches parallèles au plan de la toile que Philippe Richard élabore ses peintures. Bien entendu durant la genèse de chaque œuvre l’affaire se diversifie et se complexifie comme nous allons le voir.
La peinture Sans titre, 2011, acrylique sur toile, 160 x 120 cm est élaborée à partir d’une toile écrue largement recouverte d’un fond blanc ; l’artiste organise ensuite sur toute l’étendue un réseau varié de lignes ramifiées. D’épaisseur constante ces tracés linéaires sont peints avec le même pinceau et initialement la même couleur : un gris clair. Cesse alors la phase programmatique unitaire pour une reprise de certains de ces tracés gris par diverses couleurs : bleu clair, bleu foncé, marron, rouge, orangé ; l’effet spatial est immédiat : le contraste couleur/valeur fait émerger certains lieux de l’étendue que le réseau gris égalisait. À partir de ce moment le sentiment artistique l’emporte sur le déroulement processuel ; le plasticien artisan/décorateur laisse place au plasticien artiste qui s’engage dans la création d’une pièce unique qui ne renvoie à rien de déjà vu et qui doit le surprendre lui-même. Il lui appartient de prendre des risques, tout peut basculer à chaque instant.
Philippe Richard ose des gestes qui pourraient tout détruire : de l’eau répandue par endroits dilue les couleurs fraichement peintes ; l’effet de zones semblant intéressant dans son dialogue avec les lignes en réseau, l’artiste s’engage un peu plus dans ce qui pouvait être un sacrilège. Il distribue inégalement une dizaine de splashs de tailles conséquentes avec de la peinture blanche, un peu granuleuse. Loin d’abimer les travaux préparatoires les reprises vigoureuses et dynamiques redistribuent les qualités des marques antérieures. Les blancs de dessus tendent à se rapprocher spatialement de ceux du fond. Ce qui est physiquement en avant semble retourner vers l’arrière : le final s’unie au commencement. Le geste jeté vient contrecarrer le geste maitrisé du dessin en réseau ; il se différencie aussi du surfaçage blanc antérieur. Conséquence pour la réception esthétique : face au tableau, le visiteur explore ce dépassement de la peinture dans l’affirmation d’une expérience positivement équivoque, à la fois spatiale, temporelle, tactile et visuelle. C’est ce qui maintient en éveil son regard et favorise de multiples associations de pensées, soit personnelles — elles sont souvent difficiles à partager, soit cultivées — plus faciles à dire, elles soulignent les relations avec l’histoire de l’art.
Disons-le : aucun des tableaux de l’exposition ne ressemble à l’autre. Philippe Richard travaille certes des séries mais chaque nouvelle œuvre explore des voies inusitées. Le processus génératif de Sans titre, 2012, acrylique sur toile, 160 x 120 cm, n’est pas foncièrement différent de la peinture précédemment examinée mais le résultat est tout autre. Un ton gris moyen, travaillé avec un pinceau moyen se reprenant sur lui-même laisse voir par moment le blanc de l‘apprêt. Celui-ci est coloré par endroit, signe d’un tout premier temps refusé. Sur le fond gris ont été disposées cinq formes arrondies protéiformes noires cernées de quatre valeurs de gris en dégradé du foncé vers le clair. Si dans la réalité le noir est bien posé au dessus du gris, optiquement il creuse celui-ci. Les formes noires font d’autant plus abysses que l’artiste a disposé sur celles-ci un très beau semis de cercles de couleurs vives et claires. Les bleus rivalisent avec les verts, les orangés ou les bruns. L’effet spatialisant est encore renforcé par le dégradé concentrique du clair au sombre, les écarts de taille des formes arrondies et leur plus ou moins grande luminosité. Le résultat est saisissant : l’œil se promène très bien dans cette toile empruntant soit les lignes sinueuses, soit sautant librement de semis en semis. Consciemment ou pas il choisit alternativement les suites de ponctuations de couleurs semblables, les alignements successifs ou encore le parentés de taille. Les semis sont aussi dans l’espace, dans la profondeur fictive de la peinture.
Durant tous ces parcours à l’intérieur de l’œuvre le regardeur apprécie aussi une réelle facture de la peinture. C’est toujours fait main et sans l’aide de rubans adhésifs, c’est structuré mais jamais rigide ; le toucher sensible de la matière picturale réjouit nos sens. La peinture n’est jamais engluée dans son médium. Il y a une certaine gourmandise du peintre dans la manipulation de celle-ci. La peinture propose une fiction de tactilité, une sublimation de l’expérience du toucher dans celle du voir, le remplacement de l’exploration tactile par une projection dans l’espace fictionnel de l’œuvre. Plus que le médium utilisé, c’est cette tactilité des yeux, en relais de celle des doigts, qui caractérise les créations novatrices des artistes actuels qui, comme Philippe Richard, se revendiquent peintres.
Les tracés de cet artiste sont personnels mais réalisés sans charges émotives visibles dans le dessin ou la distribution de ceux-ci. Cela incite à établir une parenté visuelle avec les créations ethniques comme les tapas océaniens ou africains (pygmées), on pense aussi aux peintures aborigènes. Les œuvres emplies de motifs et de volutes, comme Sans titre, 2009, 240 x 200 cm ou celles rehaussées de pointillés comme pour la petite toile (25 x 20 cm) Sans titre, 2003, justifient le rapprochement avec ces dernières. Cependant le registre des significations est différent. Comme précisé dans l’exposition qui se tient actuellement au Musée du Quai Branly, « le peintre aborigène établit une analogie entre le champ en pointillés (ornementations rituelles) et la représentation de la végétation qui surgit après la pluie. » Le recours au pointillé est une métaphore. Il reproduit l’apparence de la bourre de coton sauvage qui était déposée sur les dessins creusés au sol. Même réalisée sur toile la répartition des motifs dans la peinture aborigène correspond à une organisation de l’espace, à une représentation topographique de la terre. Les lignes sinueuses indiquent les liens entre certains lieux ou sites rituels et indiquent les circulations possibles entre ceux-ci. Les marques laissées, mais aussi les coloris choisis et le système de signes permettent des ouvertures sur l’imaginaire et « le temps du rêve ». L’artiste aborigène peut dire à des spectateurs, amis ou amateurs comment ses choix plastiques nouent de multiples relations avec l’histoire de ses ancêtres.
Les œuvres de Philippe Richard s’appuient elles aussi sur une large tradition culturelle. À l’histoire de la peinture occidentale et celle de l’art abstrait en particulier se sont adjointes les découvertes des productions de cultures différentes et les apports des arts décoratifs. Mais à la différence avec ce que l’on rencontre dans les productions traditionnelles des artistes travaillant en relation avec des cultures non occidentales, les signes utilisés par l’artiste contemporain n’appartiennent plus aux codes d’un groupe déterminé. Ils ne constituent pas une langue (ensemble articulé de signes) avec une possibilité de décryptage par d’autres individus. Il y a donc lieu d’inventer un système sémiotique pour chaque création nouvelle. Si pour certaines productions plastiques contemporaines, conceptuelles, figuratives ou narratives, l’artiste identifie dans son projet ce que son œuvre aura à dire, pour des peintures abstraites, comme celles examinées ici, ce que l’œuvre vient dire s’élabore au fur et à mesure de sa genèse. Dans la mesure où il n’y a pas de fixité du signifié des signes et que même au final la création fera pas sens mais seulement sentiment, c’est le comment qui importe, le « comment dire » du titre sans point d’interrogation de cette exposition.
Le peintre sait d’expérience que c’est par une attention souple et continue à ce comment qu’il parviendra, peut-être, à réussir une œuvre, une œuvre qui concrétise une présence, qui fait surgir dans le visible ce que Jean-Luc Marion a nommé « l’invu ». Ce travail du comment que j’ai, à partir d’une position de spectateur, essayé de retrouver en début de ce texte est admirablement conduit par Philippe Richard et chaque fois riche de surprises. Ainsi pour débuter certaines peintures il a dessiné très tôt une double grille (verticale-horizontale et oblique à 45°) puis s’est appuyé librement sur ces directions pour tracer des segments inégaux entourant des figures angulaires imbriquées en puzzle. Les formes de ces dernières sont parentes mais toutes différentes. Le marquage des lignes limites entre les figures au moyen de deux couleurs, blanc ou rouge, contraste avec surfaces intermédiaires peintes avec différents gris bleutés. Pour notre plus grand plaisir tous ces aplats bleutés n’ont pas le même statut spatial : les uns appartiennent toujours au fond tandis que d’autres se rapprochent du plan du tableau dans un effet push and pull mesuré. L’approche poïétique de cette œuvre nous permet de saisir le passage progressif d’un réseau topographique régulier (espace égalitaire mathématique) à un espace complexe où rien de ce qui fait la qualité de la peinture ne manque ; tout joue de concert : dessin, composition, couleurs, matières, transparence et opacité, formes et espaces.
Barnett Newman en 1962 affirmait « déclarer » l’espace, cinquante ans plus tard, Philippe Richard parvient, dans une libre orchestration de tous les constituants plastiques, à faire apprécier le comment du dire pictural.