Comment les croyances animent l’Art Brut

Pour cette nouvelle Biennale, la cinquième, le thème des croyances considère moins le contenu de l’art brut que ses motivations. Anic Zanzi a sélectionné à ce propos parmi les 70 000 oeuvres conservées à la CAB celles de 43 auteurs anciens ou contemporains. L’exposition est moins consacrée aux auteurs qu’aux fonctions qu’ils attribuent, de manière explicite ou implicite, à leurs créations. Elle nous invite à réfléchir au rôle de croyances très diverses. On s’aperçoit que l’art brut déborde de ce que l’on entend d’habitude par « art » parce qu’il est animée par une pensée magique, un système de croyances ou une vision mystique, qu’elles s’inscrivent ou non dans des formes culturelles.

Ses créations manifestent souvent l’intention de participer à des cultes hétérodoxes ou privés, divergents au sein de différentes cultures, qu’il s’agisse de cultes des ancêtres, de rites funéraires, de reliquaires ou d’objets de piété détournés.

L’exposition Croyances explore l’Art Brut sous un nouvel aspect. On y retrouve d’abord des figures majeures de l’Art Brut. Le suisse Adolf Wölfli mêle une écriture à des dessins surchargés qui comportent des croix, des anges et des démons. Aloïse illustrait toute une mythologie personnelle pour un culte secret sacralisant des figures profanes. August Walla dessinait de manière syncrétiste toutes sortes de divinités et de symboles. Mais ces malades qui furent reconnus comme artistes côtoient des cas différents, en particulier les spirites et médiumniques.

Les auteurs d’Art Brut sont souvent considérés comme coupés du monde : qu’ils soient ou non enfermés dans des asiles, ils vivent en marge du monde social. Ce n’est pas toujours le cas des médiumnique qui purent tirer profit de leur activité pour être connus, reconnus, et même pour créer autour d’eux une société qui les appréciait. Et leur solitude était souvent peuplée de visions et habitée de voix, comme Augustin Lesage qui entendit un jour au fond de sa mine une voix qui l’a poussé à peindre. Ce fut le cas de ceux qui donnaient à leur pratique une fonction spirituelle. Fleury-Joseph Crépin réalisait tous ses tableaux « magiques » pour faire advenir la paix.

Le spiritisme était répandu en France où de nombreux médiums sont, encore récemment, des femmes qui ne se considèrent pas comme des artistes puisque ce n’est pas elles qui créent, mais des esprits qui les guident. Henriette Zéphir croyait au surgissement d’une énergie à laquelle elle devait obéir. Elle dessinait pour chaque personne les formes qu’elle lui inspirait. Anic Zanzi remarque que les médiumniques hommes, Augustin Lesage, Victor Simon et Fleury-Joseph Crépin, tracent des formes géométriques et construisent des architectures, alors que les femmes produisent des formes fluides, végétales et organiques.

Se relier au monde

Beaucoup de bruts créent des liens pour se rattacher au monde ou avec un au-delà qui les soutient. Le mot « religion » viendrait, peut-être, de relier, et les dessins et objets qu’ils réalisent ont un but « religieux » au sens large. Des objets fétiches ou des objets transitionnels outrepassant les formes artistiques ne sont ni des tableaux ni des sculptures.

Michel Nedjar fabriquait ses « poupées » avec des tissus qu’il trempait dans de l’eau boueuse, assemblait par des liens. Elles lui servaient d’intercesseurs entre lui et le monde, ou encore entre les vivants et les morts. Leur fonction est indécise : exorcisme ? travail de deuil ? Leur manière obscure d’évoquer des zones d’ombre empêche de leur chercher une signification, à la différence des symbolismes présents dans les religions instituées. Sa pulsion créatrice énigmatique se rapproche de l’entassement des concrétions de Marc Moret, un paysan qui réalisait des reliquaires pour des personnes aimées avec des objets leur ayant appartenu, un travail de deuil qui s’accompagnait d’un culte de ses morts familiers, ses chats et ses parents. L’italien Antonio Dalla Valle enferme hermétiquement des objets ou des écrits dans des boîtes afin qu’ils restent cachés aux profanes que nous sommes.

Réinventer des rites

On découvre dans l’exposition des médiumniques et des spirites en provenance de nombreux pays. Guyodo, qui vit à Haïti, dessine les formes d’esprits qui lui apparaissent. Au Ghana, Ataa Oko, un menuisier qui fabriquaitt des cercueils, accompagnait chaque mort par une réalisation singulière en fonction de son métier ou de son statut social. Ses dessins colorés plus tardifs témoignent de ses visions provenant d’esprits qui le visitent. Noviadi Angkasapura dessine aussi à Djakarta les formes animales qu’un esprit lui dicte. L’indonésienne Ni Tanjung avait consacré à ses ancêtres un mur de pierres peintes, et elle venait danser et chanter en leur hommage. La chinoise Guo Fengyi traçait des traits à l’encre sur de grands rouleaux de papier dans un but thérapeutique, en évoquant des figures sacrées bénéfiques pour son usage personnel.

Les croyances de chacun sont des forces qui l’inspirent et qui le poussent à faire quelque chose – que cela relève ou non de l’art. Une telle rencontre de l’art et du religieux se retrouve chez Jill Gallieni, qui écrit d’une écriture illisible des prières à saint Rita, patronne des désespérés. Des catholiques hors normes créent leurs propres images pieuses ou des objets de culte insolites. L’italien émigré au Canada Palmerino Sorgente fabriquait des images pieuses, des chapelets, et même des tiares papales pour son propre usage. Giovanni Podestà, qui revivait la Passion du Christ chaque Vendredi Saint en portant une croix, créait des bas-reliefs et des images pieuses renouant avec l’imagerie médiévale.

Des pensées magiques

On trouve beaucoup de croyances en dehors de la religion. Elles supposent un monde habité d’esprits et de forces, un univers sensible à la suggestion où des énergies circulent en dehors de nous comme en nous. Des radiesthésistes croient au pouvoir de leur pendule : Werner Hertig trace sur des cartes géographiques les émanations d’un lieu, qu’il représente par des volutes aux couleurs symboliques. Une cosmologie rebelle à au savoir scientifique cherche à capturer des forces telluriques, des vibrations, des émanations de bonnes et de mauvaises influences – comme dans l’astrologie. Des représentations mystiques teintées d’occultisme inspirent Catherine de Porada.

La pensée magique croit au pouvoir des signes, à la symbolique des couleurs, à la force des éléments et au génie de certains lieux. L’Art Brut participe souvent d’un ensemble de croyances qui l’animent et qui interviennent sur le mode de la révélation ou de l’inspiration parfois sur un mode délirant. C’est donc un art « religieux » au sens où une religion peut exister individuellement en se créant un culte secret dont les productions « artistiques » sont les effets.
« Ce qu’on nomme Brut est sans doute un grand laboratoire mystique », écrit l’anthropologue Emmanuel Grimaud dans le catalogue de l’exposition. On voit se déployer des formes brutes mystico-magiques à travers des manifestations qui nous font voyager de l’Indonésie à Haïti, de la Chine à la Jamaïque et au Ghana, tout en en découvrant aussi de nombreuses en Europe.