Comment regarder la sculpture

L’ouvrage, fondement des cours d’histoire de la sculpture que l’auteure dispense à l’Université et à l’École du Louvre, est conçu comme une encyclopédie pratique offrant des clés et des repères à tous ceux qui, au-delà de la forme patente et de l’évidence spatiale de la sculpture dans l’environnement architectural, urbain ou muséal, souhaitent s’arrêter, ressentir, observer, découvrir, imaginer, affuter leur regard et exercer leur compréhension sur ses modalités de création et d’exposition dans les lieux qu’ils fréquentent habituellement.

Autant ouvrage de référence qu’à lire en continu, le livre adopte une même organisation pour chacun des huit chapitres. Sans pour autant insister sur l’implication du lecteur et du regardeur, les thèmes de chacun des chapitres sont regroupés sous une question, d’où découle clairement le fil pédagogique d’une « appréhension qui ne peut se faire de manière statique » : « Où voit-on des œuvres sculptées ? », « Comment s’élabore une sculpture ? », « Quelles formes la sculpture prend-elle ? », « Comment s’exprime le sculpteur ? »…
Dans le corps du chapitre, plusieurs entrées en forme d’articles d’encyclopédie d’une page définissent et interrogent, selon un point de vue thématique ouvert, l’histoire, le sens, la pratique, la plastique, les techniques (modelage, taille, fonte…), les formes (statues, bustes, reliefs…), la présentation (socle, piédestal…, altérations, destructions, restauration), les thèmes et sujets (nus, allégories, personnages…), les fonctions (décorer, commémorer, instruire…)… de la sculpture.

Chaque article est accompagné d’un complément, précisant un élément, citant quelques lieux et quelques références, donnant le point de vue d’un artiste, d’un critique, évoquant la réception d’œuvres, etc. Une rubrique « Articles en relation » invite le lecteur à pratiquer une lecture hypertextuelle de l’ouvrage ou à s’échapper dans la découverte de correspondances. Suivent plusieurs pages d’exemples, œuvres dans leur contexte ou dans leur présentation muséale, ébauches, crayonnés, esquisses, représentations d’artistes au travail dans leur atelier. Chaque exemple, développé sur une page est clairement illustré en quadrichromie, précisément légendé, décrit, analysé et interprété.
La sculpture est mise en scène, dans la rue comme dans les musées ou les intérieurs. Elle se révèle dans le mouvement et le temps, on en fait le tour à distance sensible et compréhensive, on en apprécie l’ensemble et les formes, l’histoire avec éventuellement les destructions et les restaurations (statues d’Henri IV sur le Pont-Neuf, de Bonaparte au sommet de la colonne Vendôme), les ombres propres (Le Bernin) et portées (Christian Boltanski) dans les variations de lumière et d’éclairage, la dégradation ou l’évolution dans son environnement naturel (Giuseppe Penone).

Par ses matériaux et le traitement que leur impose l’artiste, la sculpture, entendue ici au sens large (statues, bustes, masques, reliefs, installations…) ne s’adresse pas seulement à l’œil du regardeur, elle invite au toucher – ou du moins lorsque les circonstances l’interdisent, elle en suscite le désir -, à l’écoute (Jean Baptiste Tuby, …), à la perception des odeurs (Giuseppe Penone …), du bruit (Anish Kapoor, …) et du souffle (Alexander Calder), à la pratique corporelle (Carl Andre, Peter Eisenman…). L’ambition, réussie, du livre est alors, dans « une approche plurielle et décloisonnée » de convertir le passant, l’habitant, le promeneur, le regardeur occasionnel au temps et à la disponibilité sensible et culturelle de l’appréciation.

À la précision nécessaire pour reconnaître et apprécier les choix de l’artiste, le rendu et les procédés de fabrication du modèle, de l’esquisse, de l’œuvre finale ou l’image d’atelier, l’auteure allie de nombreux questionnements sur le simulacre, l’illusion, voire l’ambiguïté entre le vivant (moulage de masques mortuaires) ou l’imaginé et sa représentation ; sur le flou de la frontière entre l’art, l’artisanat et le décor, voire l’industrie – porosité qu’ont revendiquée de nombreux mouvements modernes depuis Arts and Crafts et l’Art nouveau -, d’une pratique faisant intervenir savoir faire et corps de métiers multiples ; sur l’équivoque des fonctions de la sculpture entre la statuaire commémorative (chef de guerre, homme politique – rarement une femme -, héros des arts et des sciences, là-aussi plutôt masculins) ou de piété, les figures décoratives à la puissance ou aux formes évocatrices, les bustes et portraits de convention ou « de caractère » (Franz Xavier Messerschmidt), les masques qui dissimulent et révèlent, cachent ou perpétuent, la caricature (Honoré Daumier), les ensembles (Versailles, bosquet des Bains d’Apollon ; Marseille, Palais Longchamp…), les installations (Joseph Beuys, Terremoto…) plus ou moins interactives pouvant intégrer différents médias.

Même si elle s’appuie sur des repères chronologiques et stylistiques, le point de vue de l’auteure est moins celui d’une histoire de l’art que d’une attention aux rapports des formes et des sensibilités, de l’intérêt pour la dimension culturelle, sociale ou symbolique. En concluant sur le regard porté par quelques écrivains, de Denis Diderot (Etienne Maurice Falconet) et Charles Baudelaire (Pierre Puget, Émile Hébert et Ernest Christophe) à André Gide (Donatello, Aristide Maillol, Elie Nadelman) et Marguerite Yourcenar (Michel-Ange) accompagnés des reproductions des œuvres dont ils parlent, l’auteur montre que les « perspectives interprétatives », quelle que soit leur utilité dans la découverte des sculptures et la sollicitation du regard, n’épuisent pas l’imaginaire lié aux œuvres, un moyen riche et pertinent d’inviter le lecteur à poursuivre une fois le livre fermé et sans doute réouvert.