Auteur de nombreux ouvrages monographiques et d’essais en particulier sur le thème de l’autoportrait, Pascal Bonafoux est commissaire d’exposition en France et à l’étranger. Il est aussi professeur des Universités, à Paris VIII.
DLS/Au travers de votre expérience de commissaire d’exposition où figure « Moi ! Autoportraits du XXème siècle » au Musée du Luxembourg en 2004, vous vous êtes confronté au fonctionnement des institutions artistiques dans leur rôle médiateur. Quels vous paraissent être les mauvaises marches du système ?
Pascal Bonafoux/Dans l’exemple que vous évoquez, je me suis trouvé dans une situation hors norme dans la mesure où le Musée du Luxembourg est confié depuis maintenant 10 ans à une société privée, Sylvestre Vergé Organisation. Cette dernière a pris en charge la programmation aussi bien que la production des expositions du musée. Je n’avais pas un statut de conservateur mais j’étais invité à titre d’expert sur le thème de l’autoportrait, ayant pour désir et pour ambition de présenter une exposition conçue comme le prolongement au XXème siècle de la collection d’autoportraits du musée des Offices. Mais je n’avais aucune « légitimité » administrative en France. J’ai du négocier les emprunts – adressés à des collections privées aussi bien que publiques – avec ce statut. Les demandes faites aux institutions se font via des commissions qui rassemblent plusieurs personnalités du musée ; elles déterminent leur réponse en fonction de critères divers (engagement par rapport à d’autres demandes, programmation du lieu, état de conservation de l’oeuvre permettant ou non un prêt, pièce emblématique d’une collection dont on ne peut se séparer). Les refus, quand ils se présentent, le sont pour des raisons diverses et variées. Mais certains tiraient parti de ce fonctionnement pour se présenter dans une des plus grande confusion
Ce que cela révèle, c’est surtout le fait qu’il y ait en ce moment une dangereuse confusion des genres dans les aptitudes et les capacités de l’état à l’égard de la création immédiate. L’état est en train d’assumer peu à peu mais sournoisement – et avec une efficacité sans pareille – un rôle qu’il a déjà eu au 19ème siècle par rapport à la création. Au 19ème siècle, le musée dit des artistes vivants, c’est-à-dire l’actuel musée du Luxembourg, était régulièrement enrichi par des achats qui étaient faits par des commissions ad hoc. Ces commissions ad hoc, pendant des décennies, se sont toujours empressées d’acheter les artistes officiels. C’est ce même corps administratif et officiel qui a eu une réaction de rejet terrible à l’égard, par exemple, du legs Caillebotte. Or, aujourd’hui, à l’évidence, les oeuvres fondamentales du 19ème siècle dont disposent les musée nationaux sont des oeuvres issues de donations privées. C’est le cas pour le Musée de l’Orangerie, pour les grandes collections du Musée d’Orsay, ce qui veut dire que la richesse essentielle des musée nationaux aujourd’hui vient des collectionneurs privés et en aucun cas, sauf rarissime exception, des achats qui ont été faits par les autorités administratives de l’époque.
Les années 80 ont vu se démultiplier les institutions comme les FRAC en réponse à une forme de désarroi du monde de l’art. Il se trouve que, depuis lors, cela a eu un effet pervers : l’instauration d’un circuit officiel pour des artistes tout aussi officiels. Il me semble qu’il serait aujourd’hui plus économique et judicieux pour l’état de se faire plus humble dans le domaine de l’art et de privilégier un système de donation, de défiscalisation qui permettrait aux collectionneurs privés et aux mécènes de prendre une place plus importante sur le marché de l’art.
DLS/L’état a déjà fait des premiers pas dans ce sens.
P.B./Oui, mais cela est encore trop faible. Il faudrait inciter les collectionneurs à investir dans des oeuvres destinées, un jour où un autre, à des legs au profit du patrimoine national. D’une part, l’état devrait promouvoir une vie intense du marché de l’art, d’autre part, il devrait favoriser l’enseignement artistique, volet complètement négligé, bricolé, et pourtant fondamental. Car, dans la mesure où le public possède certains paramètres, certains repères pour appréhender l’art, il est prêt à devenir partie prenante. Le rôle de l’état se situe en amont de l’oeuvre, pas au niveau du rapport à l’oeuvre.
DLS/Justement, est-ce que le rôle prépondérant que revêt l’état dans la monstration des oeuvres – par le biais des musées, des centres d’art, des FRAC -, n’aurait pas eu comme conséquence de privilégier un art de « dispositifs », un art de l’installation ? L’oeuvre n’existe pas tant pour elle-même que par rapport au lieu d’exposition et à son caractère in situ – prendre en considération les structures économiques et sociales qui l’accueillent. Artiste et état sont presque « partenaire » dans la production des formes…
P.B./C’est ce que j’appellerais, tristement, « l’art officiel ». L’état a mis en place un certain nombre de critères d’évaluation qui fonctionnent par rapport à ces lieux. Regardez le nombre d’oeuvres qui ont été mises en place dans telle ou telle institution et qui n’ont pas d’autre réalité que l’événement, que le temps de l’exposition elle-même. Il y a autre chose d’essentiel pour moi. Il n’y a jamais eu de hiatus dans l’histoire quand l’art était une affaire de « caprices ». Si l’on est un peu caricatural, l’histoire de l’art a été constituée de collections d’amateurs, depuis les Médicis, en passant par les papes, jusqu’aux grandes collections d’art moderne comme celle des Guggenheim. Entre le commanditaire et l’oeuvre acquise, il existe un rapport de subjectivité absolue. Or, pour l’état et dans le domaine culturel nécessairement, le « caprice » n’est pas jouable, il est « antidémocratique ». La commission a pour effet pervers la compromission.
D.L.S./Le choix n’est donc plus subjectif mais résulte de l’« intérêt commun », et cela nous renvoie à la mise en valeur du bien collectif, l’espace d’exposition…
P.B./Autre malentendu : les FRAC se surveillent les unes les autres, se cautionnent dans un réseau. Si l’une achète le travail d’untel, l’autre qui ne veut pas se compromettre, suivra ce choix, écartant d’autres artistes du circuit. Le système réseau possède une force extraordinaire, qui ne cesse de croître avec son internationalisation. Pourtant une chose me fascine, c’est le nombre de galeries qui fonctionnent très bien sans qu’un seul de leurs artistes soit présent dans les collections publiques. Cela signifie qu’il y a en France deux réseaux complètement différents : d’un côté les galeries, les amateurs, les collectionneurs qui suivent rarement les choix des institutions, de l’autre, un nombre important de galeries qui vivent pour une part non négligeable de leur chiffre d’affaire d’achats publics.
D.L.S./Cette internationalisation de la scène artistique cherche alors à faire « remonter » des particularismes culturels…art chinois, art indien, Africa remix ou encore Notre Histoire au Palais de Tokyo.
P.B./Nous sommes confrontés à une situation trouble. Un artiste ayant été présent depuis plus de dix ans dans des institutions muséales, qu’elles soient privées ou publiques, va bénéficier d’une cote dans le marché de l’art. Du même coup, l’état se trouve impliqué d’une façon indirecte et ambiguë dans le marché de l’art, pris dans ce réseau d’autant plus confus que certains acteurs du marché de l’art vont également être propriétaires de telle ou telle maison de vente ou revue d’art. Imaginez le confort que peut représenter ce fonctionnement pour un tel collectionneur : investir sur un artiste dont on sait qu’il est exposé dans les plus grands musées mondiaux, qu’il défend donc un rang dans le marché de l’art et sur lequel on écrit des articles élogieux ! Le système en place est comparable à ce que j’appelle par système d’arc-boutants : je te tiens, tu me tiens, je te soutiens, tu me confortes.
D.L.S./Et la finalité de tout cela, serait-ce alors un rayonnement toujours plus grand de ce réseau ?
P.B./Actuellement, il serait urgent que l’on pose à nouveau une question : quelle est la raison première de l’art, à quoi cela sert-il ? Et aujourd’hui la seule réponse que l’on obtienne quand on lit telle ou telle revue est celle du gain, du profit. L’art n’a jamais été l’objet d’une spéculation comme il l’est à présent – il semble y avoir moins de risque à investir dans des oeuvres d’art qu’à la bourse. L’état se voit partenaire, en quelque sorte, de l’activité spéculative du monde de l’art.
D.L.S./Cela a un retentissement direct sur la création. Le marché se nourrit d’objet toujours nouveau de spéculation. Les jeunes artistes sont « célébrés » de plus en plus tôt.
P.B./Très peu d’artistes résistent à une telle pression. On retrouve dans le domaine de l’art, quelque chose comme un phénomène Star Académy, l’éclosion de talents précoces portés par le système. Il y a une chose qui me frappe aussi : notre civilisation est une civilisation de l’impatience. Or, l’art, c’est une affaire de temps, il implique ces « vieilles choses » dont on se garde de parler, le mûrissement, la patience, l’élaboration lente… On est passé du même coup à une exigence de l’événement. Or, je ne suis pas sur – c’est une litote – que la raison première de l’art soit celle-ci.
D.L.S./La raison de l’art, plutôt qu’être événement, est celle d’être un objet ?
P.B./Il n’y a pas d’oeuvre d’art qui n’est comme ambition de tenir tête au temps. Une oeuvre d’art, si j’ose dire, devrait dés sa création avoir l’ambition d’être anachronique. Qu’est-ce que j’ai de commun avec un Kouros grec datant du 7ème ou 8ème siècle avant J.C. ? Rien. Qu’est-ce qui fait que cette statue va provoquer en moi une émotion « Qu’est-ce que j’ai de commun avec les tâches d’un bassin perdu quelque part à coté de Giverny » Rien. Me reste l’instant, l’immédiateté peinte par Monet. Elle est affaire d’éternité. Dont toute une certaine brocante de la modernité n’a que faire…