Constellation bataillienne

De l’Histoire de l’œil publié par Georges Bataille sous le pseudonyme de Lord Auch en 1928 au « Journal de l’œil » d’Anne-Lise Broyer en 2019, on pourrait croire qu’il n’y a qu’un pas, celui du temps qui conduit certains artistes et intellectuels à poursuivre l’arpentage de l’œuvre de Georges Bataille, ou plutôt de sa figure, mêlant inextricablement la vie à la l’œuvre. Bataille fascine, Bataille ne meurt pas, on ne s’évertuera pas à tracer une véritable chronologie de la référence à Bataille dans le paysage culturel français, juste à pointer quelques éléments marquants avec toute la subjectivité qu’on y décèlera. Il y a notamment les analyses de Michel Surya et de Georges Didi-Huberman au tournant des années 90, la naissance de la revue Edwarda, mêlant depuis 2010 littérature et photographies, ou encore plus récemment, entre 2016 et 2019, La traversée des inquiétudes, cycle d’expositions initié par Léa Bismuth à Labanque de Béthune. Bataille occupe-t-il la place dévolue à Sade dans les années soixante-dix, passant avec croisements et allers-retours de l’exégèse universitaire à l’art contemporain ?

Qu’on s’attache aux notions de transgression et de dépense pour relire le capitalisme moderne, qu’on embrasse l’importance de Documents et d’Acéphale ou encore qu’on se penche sur le rôle de Laure ou celui d’André Breton, George Bataille est toujours là. Ce qui est intéressant aussi, c’est de constater que des liens, entre ceux qui portent Bataille d’une expérience à une autre, existent. Ainsi Le Journal de l’œil d’Anne-Lise Broyer témoigne de cette effervescence et recèle notamment un texte de Yannick Haenel, également présent dans la revue Edwarda ou encore dans La Besogne des images, livre associé aux expositions de Léa Bismuth. Bien sûr on pourrait dire que ça marche toujours comme ça, a qui appelle b qui connait c et que c’est seulement la logique du réseau qui opère, où encore que les spécialistes d’un même auteur se connaissent et dialoguent, mais ici chaque participant s’exprime selon une forme qui lui est propre et c’est quand même une figure qui inspire cette constellation mouvante, qui sédimentent et renouvellent projets et sans doute amitiés. Ce livre-là à quelque chose du cinéma des années soixante-dix, avec sa tonalité angoissée, cruelle, érotique, religieuse, paradoxale et hétéroclite, ses voix off aux textes ambitieux, poétiques, philosophiques mêlant couleur et noir et blanc.

Le premier texte de l’ouvrage, celui de Léa Bismuth, évoque « une triangulation désirante » propre à Bataille dans la manière dont il insère des textes liminaires à ses livres, retardant ainsi l’entrée dans le texte et faisant alors monter le désir du lecteur. Léa Bismuth faisant office de préfacière rejoue ce motif et l’on pourrait voir le triangle désirant, celui de René Girard, au cœur de la structure du Journal de l’œil. La figure de Bataille qui serait ainsi la pierre de touche de ce dialogue polyphonique entre les photographies d’Anne-Lise Broyer et les textes de Léa Bismuth, Mathilde Girard, Bertrand Schmitt, Muriel Pic et Yannick Haenel.

Une image appelle un mot qui appelle une image, tandis que se tisse une conversation amoureuse où chacun réagit à l’autre avec un substrat commun, cet insaisissable tiers qui inspire et menace. Bataille en partage donc, entre les images d’un œil fermé, mi-clos, encastré dans une crosse, zippé, un œuf aussi, puisque Bataille les aimaient et que les œufs sont des yeux, dont parfois s’écoule le lait, parmi les formes germinatives et thanatophores, peut-être un écho à ce que Bertrand Schmitt écrit être « ensemencé là, dans le rouge grenat de son ventre en tenailles », le rouge donc,
du saignement marquant
le passage en sacrifice
vie et mort dans la même giclée
au mouchoir contre l’émail
sur le matelas
sur le macadam et le visage
surtout un sang faux
d’apparat en rêves éveillés
où meurent les chouettes conjurant la craquelure des armoires
et les allées dépeuplées
que le cycle recommence
que les larmes de lait répondent
à la pénétration génitale des globes oculaires.