Le projet conçu par Léa Bismuth pour Les Tanneries s’inspire librement d’un texte d’Auguste Blanqui, L’Eternité par les astres, qui donne également son titre à l’exposition : écrit pendant une période d’incarcération au Fort du Taureau, ce traité d’astronomie pourrait surprendre par son propos, en apparence très éloigné de la pensée politique du théoricien de la Commune. Mais ne nous y trompons pas : à travers la transformation incessante de l’univers et les révolutions célestes, c’est bien la pulsation de notre propre monde qu’évoque Blanqui.

Le mouvement de balancier entre le Ciel et la Terre, entre le champ métaphysique et celui de l’ici-bas, s’inscrit d’ailleurs dès les premières pages de l’ouvrage, dans la transition qui conduit conceptuellement de l’absolu (l’infini, ce qui est positivement sans limites) vers le relatif (l’indéfini, ce dont on ne peut prouver les limites), et donc d’une notion positive vers une notion négative : mais dans cet intervalle se joue aussi un autre passage, celui de l’essence abstraite vers l’existence concrète ; car, si, comme l’écrit Blanqui, « l’infini ne peut se présenter à nous que sous l’aspect de l’indéfini », si donc, pour nous représenter ce qui transcende toute représentation, nous avons besoin de l’imagination — cette interface entre le corps et l’esprit — n’est-ce pas aussi parce qu’au sein de l’émergence phénoménologique elle-même une brèche aura toujours-déjà été ouverte, inscrivant l’infini dans le creusement charnel du fini ?
Cette relation presqu’intime qui relie ce qui est en haut à ce qui est en bas, ce qui aveugle à ce qui illumine, rythmera tout le parcours de l’exposition, lui conférant sa respiration : dans les Rites d’Eleusis, l’epoptia n’était-elle pas d’ailleurs le stade final de l’initiation : l’ouverture de l’oeil à une nuit et un jour autres ? A la façon du Myste (1) antique, le visiteur devra lui aussi passer de l’espace de la Verrière exposé au ciel et aux éléments, à celui, occulté, où règnent l’obscurité matricielle et la nuit des formes.

Dès l’entrée de l’exposition, une vidéo de Rebecca Digne donne le ton, montrant le tracé d’une épure réalisée par un charpentier : placé en hauteur, l’écran sert ici de milieu intermédiaire, de zone de rencontre entre les constellations célestes et terrestres. Consteller c’est littéralement écrire avec des étoiles, dessiner du sens dans l’espace, par un geste de projection aussi essentiel et humain que le fut celui de marquer d’une empreinte la paroi d’une grotte : déterminer un champ sémantique, imaginer une mythologie là où il n’y a rien, ou construire un toit, c’est d’abord ouvrir physiquement un chemin analogique, afin de faire éclore un possible. Le globe terrestre lui-même est une aire in(dé)finie de contingences, caressée, façonnée, parcourue et reparcourue à nouveau à chaque tracement et à chaque éclosion de mondes.

Progressant dans l’espace des Tanneries, le visiteur débouche ensuite sur un lieu baigné de lumière, séparé du ciel et de l’extérieur par la simple transparence du verre : Charlotte Charbonnel y a reproduit la constellation de la Lyre, en apesanteur, dans une méditation poétique et nodulaire, aussi flottante que le son des étoiles synthétisé à partir d’indexations de la NASA, qui accompagne le cheminement des pas, conduisant à la fois à un ici et un ailleurs. A peine audible, cette musique des sphères fait écho à une autre constellation, à la limite du visible celle-là, où Edouard Wolton a superposé à l’aide de sérigraphies sur miroir deux cartes du ciel : celle qui se trouvait au-dessus du Fort du Taureau au moment de l’incarcération de Blanqui, et celle qui était là, au moment de l’ouverture de l’exposition, au-dessus des Tanneries, créant ainsi un espace-temps stratifié. Dans ce jeu de pistes indiciels, le visiteur se retrouve lui-même face à des constellations uchroniques, qui, comme une image de l’éternité, serviront de fil conducteur à toute la suite du parcours.

En s’avançant cette fois-ci dans l’espace obscur de la Galerie Haute, on pénètre dans une nuit profonde ; il faut un moment pour que les yeux s’adaptent à ce nouvel environnement : comme un écho au livre de Blanqui, le film de Guy Debord « In girum imus nocte et consumimur igni »(1), poursuit ce vertige temporel, nous parlant, à travers l’Internationale Situationniste, des généalogies révolutionnaires elles-mêmes, de ce que l’on pourrait nommer une « incandescendance », dont les feux non-éteints veillent sous la cendre du temps. Etrangement paisibles, les Nocturnes de Juliette Agnel offrent un contrepoint silencieux, qui poursuit la métaphore de l’astréité dans un embranchement autre et pourtant similaire, puisqu’il s’agit là encore de feux morts veillant dans la nuit solitaire et nous atteignant au-delà de leur propre existence et de la nôtre.

La Terre est ainsi baignée d’une lueur immémoriale : l’équilibre de son écosystème, spatial et temporel (car à la fois ici et maintenant et transcendant toute idée de temps) est peut-être ce que transcrivent poétiquement les étranges objets de Marie-Luce Nadal, appelant à la célébration des fruits de la Terre, du travail des hommes et du cycle des saisons. Il y a là quelque chose comme un écho des Traités alchimiques : le verre brisé évoque le croissant d’une lune bénéfique ; on imagine la vigne baignée de rosée, gorgée d’influx célestes jusqu’à donner naissance à ce « Vain des Grâces », vin « signé » par le Ciel comme l’est la matière des Alchimistes, transformée invisiblement par les influx cosmiques. Aussi le vin, métamorphosé en « vain », se trouve-t-il, non seulement changé silencieusement dans la langue, mais aussi transubstantialisé par la nature elle-même, dont le mécanisme relève de la révélation et de la Grâce : le « vain » devient alors, par une sorte d’antonymie, la « Quinte essence », une distillation de mélancolie et d’ardeur, d’embrasement et d’éclipse, comme l’est aussi toute utopie révolutionnaire.

Autre rappel alchimique, autre travail artisanal — mais l’on sait que le Grand Oeuvre est « un jeu d’enfants, de laboureurs et de charpentiers » : le film que Rebecca Digne a consacré à une fonderie de verre, dont les feux rappellent ici la matière en fusion, les premiers instants de l’univers. La présence des mains, comme souvent chez Rebecca Digne, fait lien, elle rattache au terrestre, segmente et unit en même temps les séquences, par la suggestion d’un toucher commun, dont le film lui-même est le vecteur, la peau mémorielle. L’image caresse le monde — cosmogonie charnelle, toucher amoureux et fendillement, enta(i)me invisible.

Sur cet entrelacs de gestes et de signes appartenant à l’archive d’un monde sans mémoire, veille spectralement un portrait au fusain d’Auguste Blanqui, entièrement composé d’empreintes déposées par la main de Jerôme Zonder : l’artiste signe également une étonnante installation, une sorte de parchemin céleste recouvert entièrement de noir, déroulé sur Terre comme une écriture invisible « chue d’un désastre obscur »(3), qui aurait absorbé toutes les étoiles ou les contiendrait toutes, comme une figure primale de l’illimité, un bitume sans feux ; de cette nuit multiple, floraison obscure détachée du ciel, les toiles d’Edouard Wolton retiendrait peut-être la phosphorescence intérieure, pour quelque luciole passée ou future.

Si la main relie, laisse une empreinte ou touche l’autre, elle évoque aussi, par métonymie, le corps résistant lui-même, son pouvoir politique : du toucher de l’artiste ou de celui des amants, au poing levé, jusqu’à la performance, une syntaxe révolutionnaire se dégage, qui passe par le corps exposé, par la nudité animale : la résistance forme ainsi le sujet du film de Mel O’Callaghan, Ensemble, dont la boucle évoque le mythe de Sisyphe, un supplice infligé sans fin ; tandis que l’uchronie trouve une nouvelle et ultime constellation dans la video de Louise Hervé et Chloé Maillet, où se recoupent trois moments d’une diachronie anarchiste, liés à l’émergence de la performance, du théâtre et des utopies saint-simoniennes.

De Blanqui à Debord, en passant par Saint Simon, le parcours de l’astre noir se clôt sur lui-même, nous ayant au passage frôlé avec la grâce mystérieuse d’un fantôme, celui peut-être qui hante depuis toujours, à rebours, comme une planète rétrograde, le spectre du communisme lui-même. Et l’on repense alors à cette phrase de Jean-Luc Nancy, surprise au détour fugitif d’un écran : « Faire sens, comme faire monde, faire l’amour, faire jour et nuit, faire sentir, cela n’arrive — Sartre le dit comme plus d’un — que par et pour l’autre. Au moment de la question que faire ? il ne faut pas oublier qu’une lueur a précédé qui a fait signe au-delà d’elle »(4) ?

(1) On désignait ainsi ceux qui souhaitaient être initiés aux Mystères d’Eleusis
(2) « Nous tournons dans la nuit et sommes consumés par le feu »
(3) Stéphane Mallarmé, « Le Tombeau d’Edgar Poe » in Poésies, Gallimard, 1994
(4) Jean-Luc Nancy, Que faire ? Galilée, Paris, 2016