Il y a mille et une façons d’écrire un pan d’histoire culturelle, fût-elle contre. Une des plus fréquentes consiste à afficher à l’entrée une chronologie, éventuellement revendiquée subjective, puis de la suivre de salle en salle, en l’oubliant au profit d’un parcours hiérarchisée se focalisant sur des œuvres, des artistes et des jalons entre un début et une fin, éventuellement des filiations. Les commissaires de Contre-Cultures, Guillaume Desanges et François Piron, ont suivi une autre voie, celle de la turbulence des archives, d’une temporalité hérissée et frénétique, divisée en chapitres qui s’apostrophent, s’hybrident, se débusquent, se rejouent jusque dans l’interpellation de notre quotidien : « Feu à volonté, Interdit/toléré, Le bon sexe illustré, Danser sur les décombres, Buffet froid, Violences intérieures, Diagonales parallèles ».
De la recherche critique, plus ou moins formulée comme une provocation, sur « un pays qui ne s’aime pas, mais qui ne peut se penser ailleurs qu’au centre d’un modèle culturel, où l’auto-référentialité et l’auto-célébration vont de pair », à l’agrégat d’archives et d’œuvres qui fait exposition, les commissaires offrent une histoire en tension, bruyante, remuante, discordante, des deux décennies de la désillusion post-utopiste jusqu’à l’effondrement des horizons d’attente qu’illustrent aussi bien la chute du mur de Berlin que l’enterrement commémoratif de bicentenaire de la Révolution français, une histoire profuse de paroles, d’attitudes et de pratiques de contestations, de revendications et de dissidences, entre hédonisme et nihilisme absurde, révolte et noirceur mélancolique ou sadienne, marquées par la quête de liberté et les mouvements d’émancipation comme par les contradictions et les impasses de la pensée « 68 ».
« On n’a plus de goût à rien… » (L’Hebdo hara-kiri, n° 38, 20 octobre 1969).
Contre tout. Dès la fin des années soixante, la critique insolente, ravageuse, l’humour noir et scatologique, la liberté comme pratique de défiance, de destruction symbolique des pouvoirs (Serge Gainsbourg, Aux armes, et cætera ; Michel Journiac, Au putain inconnu ; Jean-Christophe Averty, Ubu enchaîné ; Monique Wittig, le dépôt d’une gerbe à la femme du soldat inconnu et la création du MLF…), de sidération ironique des conformismes et de la normalité (Reiser, Ils sont moches ; Coopérative des Malassis, Qui tue ? ou l’affaire Gabrielle Russier, Le Grand Méchoui ou douze ans d’histoire ; groupe Dziga Vertov, À bas le cinéma…) ouvrent pour beaucoup le champ d’une contestation individualiste jusqu’à sa propre dénégation. La révolution n’est-elle pas elle-même une « instance répressive » (Guy Hockenghem) qui nie le mouvement même du désir (Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire…) ? Y a-t-il encore un potentiel utopique et politique ailleurs que dans la négativité du « tous pourris » (Coluche candidat provisoire à la présidentielle de 1981) et la possibilité d’un mode de vie alternatif à « l’atrophie du pensoir » de la société productiviste, « On arrête tout, on réfléchit, et c’est pas triste » (Gébé, L’an 01).
Le rapport conflictuel au langage (Foucault, Deleuze et Guattari, Barthes, Derrida…) convoque à « une insurrection des savoirs assujettis » (Michel Foucault), au refus de son hégémonie (Deligny et la prise en charge des enfants autistes), interrogation des conditions et des formes d’énonciation, théorisation autoréflexive des dispositifs et des « technologies d’écriture ». La dénonciation de la normativité répressive, de l’assignation à des rôles sociaux ou sexuels s’étend à toutes les institutions qui participent à la mise à l’écart des individus ou à leur formation, « L’école qui pue » (Actuel n° 27, 1973), l’asile, la prison. Les expériences d’émancipation, les tentatives de penser et d’agir autrement, en butte à une normalité vécue comme castratrice, s’affichent, se multiplient, le Journal d’un éducastreur de Jules Celma, Une société sans école d’Ivan Illich…, la psychothérapie institutionnelle de François Tosquelles, Jean Oury et Félix Guattari…, la sexualité des mineurs.
Les militant.e.s féministes et homosexel.le.s, revendiquent le désir, assaillent les symboles du pouvoir et provoquent la censure en faisant du corps, le leur et celui des autres, une question politique, non sans en problématiser les ambiguïtés. L’exposition fait ainsi autant la part belle aux féminités et masculinités « pré-queer » (Maria Klonaris et Katerina Thomadaki, Nil Yalter) qu’à la dérision et au désintérêt de la politique, Maud Molyneux et les Gazolines, Marie France… ou au « bloc d’abîme » (Annie Lebrun) de l’érotisme, avec les œuvres de Clovis Trouille, Pierre Molinier, Pierre Klossowski, ORLAN…
Le désenchantement, la désillusion participent aussi d’une posture festive, dépolitisée, prenant acte des échecs de la révolution prolétarienne et des « établis » (Alain Pacadis). Au Palace de Fabrice Emaer, contrepoint de l’indépendance des expériences et des luttes alternatives (« le trou des Halles ») et de la subversion des stéréotypes (Copi, Libérett’), se croisent de nombreux artistes du spectacle, du cinéma, de la mode… dans une ambiance de nouveau dandysme au moment où les attentions se focalisent sur les premières victimes du sida, sur l’exclusion périphérique, le racisme ordinaire (Marche pour l’égalité et contre le racisme) et la crise des grands ensembles (Bertrand Blier, Buffet froid) dans une esthétique no future (Jacques Monory, Peter Klasen, Gilles Aillaud…).
Le durcissement des mouvements de contestation (Action directe…), la violence des pouvoirs, la censure (L’Hebdo hara-kiri, La Cause du peuple…) et une certaine fascination agressive (Bérurier noir…), mêlant conscience de la noirceur du monde et désillusion à la rage et à la haine de soi, sont relayés par l’invention graphique et le mimétisme critique de « l’art terroriste » de Bazooka ou Elles sont de sortie, « la cruauté subversive » de Daniel Pommereulle et les productions cinématographiques radicales du collectif Zanzibar, la création du Groupe d’information sur les prisons, le foisonnement de la bande dessinée, tant chez les éditeurs (Futuropolis…) que dans les revues (Charlie mensuel, L’écho des savanes, Métal Hurlant, Ah ! Nana, La gueule ouverte…).
Durant toute la période, le pas de côté, le choix d’une autonomie individuelle ou collective accompagnent tant les impasses politiques de la contestation que le désengagement, petites annonces et volonté de non spécialisation de la presse dite « libre », dont les évolutions de Libération pourraient bien être un des parangons.
Comme une friche aux horizons incertains où chaque acteur, chaque agitateur d’idées, retenu par la postérité – et les collections des musées – ou oublié, retrouve la prolixité de ses paroles et le tumulte de ses actions, le foisonnement des vitrines et des cimaises, remet en scène les moments et les creusets où se sont faits et défaits les affinités, les exclusions, les affects, les revendications, les renoncements, les turbulences créatrices, souvent foutraques, de tout ce que l’histoire traditionnelle de l’art et de la culture continue majoritairement d’omettre, le sexe, l’ambiguïté et l’incertitude du masculin et du féminin, la violence créatrice ou le nihilisme destructeur. Une histoire de l’art dans la marge, dans l’écart, l’histoire subjective des anti-héros et anti-héroïnes, des résistant.e.s, des dissident.e.s, des bannis et des auto-exclus qui, populaires ou non, continuent, selon notre disponibilité à les écouter, d’interroger notre horizon d’attente.