Contre les consensus flous : la critique en force ?

Dans un automne partagé entre la vitalité des foires parisiennes et l’occupation tous terrains, privé et public, du Mois Européen de la Photographie à Paris avec le toujours excellent salon Paris Photo consacré au Japon, et comme en complément, dans une même exigence, diverses voix se lèvent pour réaffirmer la nécessité d’une parole critique qui s’élèverait comme un dissensus dans « l’industrie de l’émotion » que sont devenus les médias, selon le mot d’Elisabeth Lévy. Mouvements, Particules, les Archives de la Critique d’Art et leur revue, le séminaire de Sociologie de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et le Master 2 professionnel de Strasbourg convergent dans une même revendication d’un nouvel espace critique.

Notre confrère de l’édition papier Mouvement consacre dans son numéro d’automne un important dossier au thème « La critique est morte ? Vive la critique », sous la direction de Gwenola David et Tiago Bartolomeu Costa.
Objet et activité à redéfinir. Carole Talon-Hugon, auteur entre autre de « Avignon 2005, le conflit des héritages » et du Que Sais-je sur « L’esthétique » approche dans son article « L’esthétique de la réception contre la métaphysique de la création » une définition contemporaine du rôle de la critique qui « consiste non pas à juger de la valeur des œuvres, dans la tradition de Diderot ou de Baudelaire, mais à expliquer le geste de l’artiste. Il se déplace de la fonction de la hiérarchisation, établie sur l’ensemble des œuvres existantes, à l’herméneutique. » Cela suppose selon Vincent Pécoil, critique et curateur que « pour comprendre et exprimer une intention nouvelle présente dans un travail artistique, la critique se doit d’être un casuistique, d’adapter son langage et ses références à son objet.
Quels en seraient donc les obstacles ?

La philosophe Cynthia Fleury note dans « La soupe à l’opinion » que si « la critique argumentée, didactique, se raréfie » c’est en partie du fait des nouveaux pouvoirs d’Internet et du Web 2. « La structure du schéma communicationnel, hier pyramidale, est en effet devenue horizontale, rhizomique, apparemment informe ». Elle reconnaît cependant qu’à côté de pratiques purement superficielles et réactives, des professionnels s’appuyant sur des réseaux sociologiques trouvent des débouchés nouveaux : « L’apparition de sites de critiques en accès libre, tels que Nonfiction.fr, qui rassemble des professeurs, des chercheurs et des journalistes, montre que des alternatives et une résistance existent. »

De façon plus politique Gwenola David, dans « Pour le plein emploi de l’écriture », constate, citant Hal Foster qui rappelle que « la vulgarisation de la culture savante s’accompagne de la valorisation de la culture commerciale », que « la critique est devenue marchandise, tout comme l’information, qui, autrefois, avait aussi valeur politique. » Elle conclut cependant de façon positive : « Pourtant quand il assume ses responsabilités avec humilité, l’acte critique nourrit un dialogue, ni complaisant ni censeur, avec les œuvres pour tenter d’en éclairer les enjeux, le cheminement, la pertinence, pour se confronter pleinement à leur altérité, à leur irréductible ambiguité, pour les recevoir. »

Le travail de fond que mènent les archives de la critique d’art à Chateaugiron, sous la direction de Jean-Marc Poinsot, s’accompagne de la publication de l’excellente revue Critique d’art qui, depuis 1993, en collaboration avec l’Université Rennes II, propose articles et notules de qualité, soit plus de 7 000 notices bibliographiques et autant de notes critiques. On peut y lire aussi portraits d’auteurs et d’artistes et des dossiers d’archives. Cette base de donnée doit déménager l’an prochain dans de nouveaux locaux plus grands mieux adaptés et plus centraux par rapport à la ville de Rennes.
D’autres initiatives pluridisciplinaires manifestent les mêmes interrogation, face à un semblable sentiment d’urgence :

Le Centre de Sociologie Européenne, l’Institut Français de presse et la Maison des Ecrivains proposent le jeudi 11 décembre à l’EHESS, 54, bd Raspail, 75006 Paris, la suite de leur séminaire avec Frédérique Toudoire-Sulapierre « La critique impossible ? ». Enfin, depuis cette année, un Master 2 professionnel, « Critique-Essais », est actif au sein de l’Université Marc Bloch de Strasbourg. Ce diplôme professionnalisant allie le jugement critique par la pratique de l’écriture à la théorie, l’esthétique, et l’histoire des Arts, en lien avec les situations concrètes du marché et de l’édition. Ces actions plus récentes se conjuguent à la continuation des initiatives de l’Association Internationale des Critiques d’Art et, depuis peu, à celle d’une autre complémentaire, Commissaires d’Expositions Associés. En effet les formes de la critique se diversifient entre et écriture et commissariat, entre papier, avec notamment le toujours très tonique gratuit « Particules » réactivé par les éditions monografik et internet où des blogs, comme celui de lucilee ou de lunettes rouges, complètent l’action de revues en ligne comme la nôtre. En cette période de crise et de nécessaire recentrement les consensus mous, flous, filous sont menacés, réapprenez à compter avec la critique d’art sous toutes ses nouvelles formes.

Sitographie

http://www.archivcriticart.org/ lucileee.blog.lemonde.fr/ lunettesrouges.blog.lemonde.fr/ http://www.mouvement.net/ http//www.nonfiction.fr/ http://www-umb.u-strasbg.fr/ http://www.c-e-a.asso.fr

Conseils de lecture :
Perry Anderson
« La pensée tiède : un regard critique sur la culture française »
Edition Seuil 2005
Isabelle Lelarge et Christine Bernier
« La critique d’art entre diffusion et prospection »
Muséec d’Art Contemporain de Montréal 2006
Aline Caillet
« Quelle critique artiste ? Pour une fonction de l’art à l’âge contemporain »
Edition l’Harmattan, Paris 2008
Frédérique Toudoire-Surlapierre
« Que fait la critique ? »
Edition Klincksieck, Paris, 2008.