(Con)vivencias présentée au CRAC, le 19 à Montbéliard

Florence Andoka : Comment traduire et comprendre le titre de l’exposition  » (Con)Vivências  » ?
Adeline Lépine : Le titre de l’exposition est un jeu de mots entre deux termes, « convivência » qui signifie en portugais co-existence et « vivência » qui est difficilement traduisible, raison pour laquelle on emploie habituellement en français l’expression « expérience vécue ». J’ai choisi ces deux mots pour tenter de rassembler en un seul ce qu’il y a à voir dans l’exposition : des co-existences entre plusieurs œuvres, pratiques, mais aussi personnes et territoires (entre le Brésil et la France, entre des époques diverses mais aussi au sein du Brésil même) et des propositions d’expériences à vivre ou témoignages d’expériences vécues.« Vivências » est aussi plus particulièrement une citation de deux artistes présentés un peu comme des figures tutélaires du projet, Lygia Clark et Hélio Oiticica. C’est ce terme qu’ils ont choisi dans leur correspondance pour décrire les propositions artistiques qu’ils mettaient en œuvre et ce qu’ils souhaitaient qu’elles génèrent.

FA : Pourquoi avoir choisi de rassembler des œuvres d’artistes brésiliens pour les présenter au CRAC, le19, à Montbéliard ?

AL : J’ai été invitée par Anne Giffon Selle, directrice du 19, Crac, à proposer une exposition à propos de la transmission dans l’art. Cette invitation a suscité beaucoup d’interrogations pour plusieurs raisons : d’abord parce qu’au moment de sa réception, de nombreuses expositions traitant de sujets proches ont été proposées en France et en Europe. Ensuite, parce que je suis médiatrice culturelle de formation et artiste par hasard, mais pas commissaire d’exposition. Je me suis donc demandée ce que j’avais envie de transmettre, mais aussi ce que j’étais en mesure de transmettre. J’en ai déduis que le plus amusant et le plus sincère serait de raconter quelque chose de mes expériences vécues en tant que spectatrice de l’art. Et les expériences qui m’ont le plus marquées, que j’avais le plus envie de partager, sont celles que j’ai eu la chance de vivre au Brésil, à Rio de Janeiro, lors de ma résidence à CAPACETE en 2015.

FA : Les œuvres figurant dans l’exposition ont été produites entre 1950 et nos jours. En quoi est-ce une période clé de l’art contemporain au Brésil ?

AL : Il y a sans aucun doute autant de périodes clé de l’art contemporain au Brésil que de fabricatrices et fabricateurs d’expositions à ce sujet. Il s’agit d’un choix subjectif, bien entendu discuté et débattu notamment avec la plupart des artistes présents dans l’exposition. Je crois que ces derniers d’ailleurs parleraient plus volontiers de familles, communautés ou constellations que de période. Ce qui a été imaginé et expérimenté par Hélio Oiticica, Lygia Clark, mais aussi Lygia Pape (entre autres) continue d’irriguer les pratiques contemporaines et notamment à Rio de Janeiro. Cependant, tout cela n’est pas vécu comme un héritage, mais bien comme un terreau, quelque chose sur lequel on peut s’appuyer et qui peut se modifier, se transformer. Deux points sont particulièrement importants : d’abord eux-mêmes ont fait fructifier les pratiques et postures de leurs aînés (notamment le Manifeste Anthropophage et l’idée d’un art typiquement brésilien), mais également ces expériences sont nées aussi de l’adversité alors que le Brésil connaissait une dictature. La volonté de mêler pratiques populaires et pratiques historiques ; de s’interroger sur l’autonomie et la liberté des spectateurs ; de rompre avec l’institution ; de mettre en corrélation corps et esprit, individu et collectif ; sont les grandes orientations qui continuent de vivre dans les pratiques des artistes contemporains de l’exposition.

FA : Amilcar Packer en parallèle de l’exposition réalise un projet baptisé, Onsemble dans la ville de Béthoncourt. De quoi s’agit-il ? Comment ce projet fait-il sens par rapport à l’exposition ?

AL : Amilcar Packer a été invité à Bethoncourt suite à une demande du centre social La Lizaine formulée auprès du 19, Crac. Le centre d’art souhaitait répondre à cette sollicitation et une résidence d’Amilcar nous a semblées être une proposition stimulante à leur formuler. A Bethoncourt, il a choisi de rencontrer les usagers, habitants et habitantes. C’est une résidence d’immersion qui donne lieu à des interviews, des repas, des découvertes de lignes de désirs. C’est un premier pas vers peut être autre chose, plus tard. La pratique d’Amilcar vient compléter ce qui est montré dans l’exposition. D’abord, il est plus pauliste que carioca (de Sao Paulo et non de Rio de Janeiro), ce qui a beaucoup de sens au Brésil dans la scène artistique – au point où Amilcar m’a fait la remarque à la découverte de l’exposition qu’il était le seul pauliste avec Ricardo Basbaum. Son projet permet donc de proposer une véritable « vivência » (pour lui-même et les personnes de Béthoncourt qu’il a rencontré), mais aussi une vivência moins tournée vers le corps que vers le dialogue. Il s’est intéressé aussi aux problématiques de « centres » (le centre d’art, le centre social et comment au centre ces deux lieux se rencontrent avec son projet) ce qui constitue un complément nécessaire à la forme exposition qui, d’une certaine manière et cela en est sa principale limite, trahit en partie le propos qui souhaite raconter aussi quelque chose de ce qui se passe hors des murs de l’institution.

FA : Nous sommes le monde entier, porté par Laura Taves & João Rivera, est un dispositif met en relation Maré au Brésil et Montbéliard. Comment se tissent les liens et pourquoi ces deux territoires peuvent-ils entrer en résonnance ?

AL : Nous sommes le monde entier est le résultat d’un dialogue initié avec Laura Taves lors de son invitation. Laura travaille depuis toujours en relation avec des territoires et des personnes. Elle n’était pas à l’aise à l’idée de proposer une installation rétrospective de son travail à Maré. Aussi, elle a suggéré très rapidement d’associer João et les jeunes de Maré à sa réflexion, et de créer avec eux un nouveau projet pour entrer en dialogue avec des personnes vivant à Montbéliard. Le tissage s’est donc fait selon un principe d’invitations en cascade : le 19 vers la commissaire, la commissaire vers l’artiste, l’artiste vers son associé et ses interlocuteurs, les jeunes de Maré vers les usagers de Montbéliard. Les deux territoires entrent également en résonance selon ce même principe. Les jeunes de Maré ont choisi de parler de la visibilité et de l’invisibilité, un sujet universel qui a trouvé un écho aussi à Montbéliard. A partir du moment où dans chaque ville nous avions des volontaires, l’histoire s’est écrite d’elle-même (et avec un bon coup de pouce de l’équipe de médiation du 19 aussi ☺)

FA : En quoi regarder ce n’est pas faire ? Faire participer le visiteur, ne pas séparer l’art de la vie en la faisant sortir du centre d’art, est-ce une manière de déjouer la dimension élitiste de l’art contemporain si souvent critiquée ? Toute exposition pour vous est-elle politique en ce sens qu’elle touche à la question du pouvoir ?
AL : Bien entendu, regarder c’est déjà faire (en tous cas c’est ce que nous dit notamment Rancière !). C’est faire des liens, suivre un chemin, adopter des points de vue, transformer en mots au moins mentalement ce que l’on voit, etc… Faire participer physiquement le visiteur, décider d’incorporer l’art dans la vie (ou la vie dans l’art), inviter à sortir du centre d’art sont a priori des expériences à vivre possibles dans toutes les situations de rencontres avec l’art. Ce qui est critiquable c’est la manière dont on formate le rapport aux œuvres. Nous pourrions faire le choix d’affirmer que les œuvres appartiennent à toutes et tous, qu’elles sont appropriables, qu’elles sont, de toutes façons, modifiées par l’expérience de chacun.e (et donc de toutes façons aussi multiples qu’elles ont de regardeuses et regardeurs). Mais les discours officiels, plaqués, les attitudes attendues, revendiquées et imposées, séparent, cloisonnent, créent ce que l’on appelle l’élitisme pour assurer à certains le contrôle et le pouvoir en bordant la notion d’art contemporain en particulier, de culture au sens plus large. Donc pour répondre à votre dernière question, oui, effectivement, toute exposition est politique. C’est le cas de tout ce que l’on produit et que l’on présente à un moment donné à d’autres, dans un espace public.