Dalila Mahdjoub, démystifier l’histoire coloniale pour mieux regarder notre présent

Pendant ses études d’art à Lyon, Dalila Mahdjoub écume les bouquinistes, déjà préoccupée par le destin des bribes du passé que l’on brade, dont on cherche à se débarrasser et qui pourraient bien s’effacer pour de bon. Elle ne sait sans doute pas encore que cette attention aux traces dont le sens se défile avec le temps nourrira profondément son travail et que son art de les agencer sera le ferment d’un regard acéré portant sur les non-dits de notre société. L’ouvrage Naissance de mille villages fait alors partie de ses trouvailles et frappe par son étrangeté : aucun auteur ou éditeur mentionné, seul un imprimeur pour en assumer la paternité et des images qui semblent documenter un pan de l’histoire algérienne qu’elle n’a jamais rencontré. La narration accompagnant ces images au sein de l’ouvrage tente de masquer les horreurs de la domination coloniale sous l’argument d’une modernisation bienfaitrice ; un classique de la propagande des empires !

Ils ont fait de nous du cinéma |دارو بينا سينيما. C’est le titre de la pièce que Dalila Mahdjoub réalise trente ans plus tard, en revenant sur ce document de propagande à l’occasion de l’exposition « Mille villages/ ضجيج مستمر – un bruit continu1 ». Formulée par sa mère, lorsqu’elle lui a révélé son passage par l’un des camps de regroupement que l’ouvrage de propagande met en images, la phrase complète donne : « Ils ont fait de nous du cinéma pour la femme du général ». Du document, l’artiste remonte à une série d’archives de natures multiples, mêlant témoignage d’histoire personnelle et dossiers administratifs.

Ils ont fait de nous du cinéma | دارو بينا سينيما
2023, photographie d’archives, dessin vectoriel, affiche – 105 x 250 cm, collection de l’artiste
Ils ont fait de nous du cinéma | دارو بينا سينيما (détail)
Ils ont fait de nous du cinéma | دارو بينا سينيما (détail)

Son travail méticuleux permet d’exhumer l’origine des images. L’artiste retrace leur présence dans un rapport d’inspection destiné au délégué général du gouvernement en Algérie. Elle révèle également les commandes photographiques du directeur de l’Inspection générale des regroupements de populations, prescrivant les vues que le service des images de l’armée doit produire pour servir la propagande des « Mille villages2 ». La dure réalité des camps de regroupement, où l’armée française a concentré dans la misère plusieurs millions de paysans pendant la guerre d’Algérie, est en large partie dissimulée sous cette propagande par l’image. L’artiste s’emploie à le rendre sensible. Il ne s’agit pas de produire de nouvelles images pour concurrencer la propagande sur son terrain. Quelles images pourraient dire avec justesse ce que ces millions de personnes y ont vécu ? C’est bien davantage à la mécanique des représentations que Dalila Mahdjoub s’attaque.

On peut considérer que le système colonial a majoritairement produit deux types de représentations des populations dominées. D’un côté, des photographies d’identification héritées de l’anthropologie judiciaire, visant à assurer un classement et un contrôle des individus. De l’autre, des images de propagande destinées à convaincre les esprits que l’on construit une nouvelle société. Dans ce cas, comme le montre Naissance de mille villages, les sujets sont produits en tant que personnages typiques au sein de tableaux composés. Dalila Mahdjoub fait en sorte que les populations mises en scène pour les besoins de la propagande échappent désormais aux registres visuels auxquels la colonisation les assignait.

Des rectangles blancs découpent les visages. Le procédé est utilisé pour garantir l’anonymat de personnes que l’on veut préserver. On pense aussi au caviardage, dont les pouvoirs censeurs usent pour limiter la diffusion d’informations qui risquent de mettre en doute leur version de la réalité. Par ce geste, l’artiste interpelle sur le sort fait aux populations regroupées qui, outre la situation qu’elles subissent, sont instrumentalisées à travers ces images livrant de manière impudique leur quotidien falsifié. En oblitérant les visages, elle refuse de reconduire ce « cinéma », de satisfaire encore la pulsion scopique de domination qui est à l’œuvre dans cette capture de l’Autre colonisé dans une mise en scène de sa dépendance organisée.

L’artiste invite le hors champ des images pour participer à cette démarche de démystification de l’histoire coloniale. Une fois les pages des différents documents montées en série, elle déplie le schéma de production et de diffusion : de la commande militaro-administrative jusqu’à l’ouvrage de propagande qui tait cette origine. La mise en réseau des documents dessine les contours d’une mémoire collective à reconstituer à partir de fragments épars, une constellation qui redouble celle de l’implantation des camps, abstraite ici en une multitude de points rouges. Les transferts iconographiques entre les documents apparaissent ainsi comme les indices des mutations/extensions d’un système qui reconduit la même matrice idéologique à travers l’espace et le temps.

Ce travail de mise en relation de représentations a déjà permis à Dalila Mahdjoub de souligner l’existence d’un continuum colonial. Dans Vomir la figure du toitespascommelesautres (2020), elle associe trois documents dans une configuration qui marque par son économie de moyens radicale : ils se détachent frontalement sur un fond noir, distribués sur une même ligne favorisant leurs lectures successives. La présence d’une règle graduée, en bas de l’image, convoque le vocabulaire de l’enregistrement scientifique normé et affirme la matérialité brute des documents reproduits. La simplicité du dispositif est au service d’une mise en avant de ces documents et de l’analyse des images qu’ils présentent.

Vomir la figure du toitespascommelesautres
2020, photographie d’archives, 43 x 96 cm, collection de l’artiste

Au centre, le roman d’Azouz Begag, Le gone du Chaâba, qui raconte la jeunesse pauvre de l’auteur au sein d’un bidonville lyonnais, incarné en couverture dans l’image d’un enfant tenant un carnet entre ses mains. À droite, un exemplaire du journal Le Monde nous rappelle le destin de cet enfant de l’immigration algérienne, devenu ministre délégué à la promotion de l’égalité des chances de 2005 à 2007. Assorti d’une photographie le montrant alors que le Premier ministre Dominique de Villepin lui inflige un geste empreint d’un paternalisme éhonté en lui posant la main sur la tête, l’article titre sur « les déchirements du ministre ». Le document de gauche, inscrit cette succession d’images dans une perspective historique qui révèle les continuités d’un « mépris3 » institué par la colonisation et « intériorisé » bien au-delà de sa défaite.

Dalila Mahdjoub exhume encore Naissance de mille villages et pointe la façon dont son imagerie imprègne l’inconscient postcolonial. C’est en effet dans ce document de propagande que les graphistes trouvent leur modèle, lorsqu’ils cherchent à illustrer le personnage du roman d’Azouz Begag en couverture. L’enfant des camps se substitue alors à celui des bidonvilles, inscrivant la figure du ministre comme l’aboutissement d’une mise en scène des populations algériennes et de leur descendance en France, servant les besoins du pouvoir en place. De même que la propagande des « Mille villages » cherchait à masquer la politique des camps, le parcours d’Azouz Begag, brandi en parangon d’une intégration réussie, fait écran devant le sort des jeunes des quartiers périphériques issus de l’immigration, régulièrement stigmatisés par d’autres membres du gouvernement.

Des camps de regroupement aux quartiers périphériques, l’association des trois documents montre également que la mise en scène des sujets à travers leur subalternité se superpose à une géographie de la relégation et du contrôle. Depuis longtemps, le travail de l’artiste s’affronte à ces territoires et l’archive lui sert là aussi à renouer les liens d’une histoire perdue pour éclairer notre actualité (D’un seuil à l’autre, 2007). La recherche sur le passé colonial de la France en Algérie, qui la conduit aujourd’hui sur les traces du passage de son grand-père au centre d’assignation à résidence – dit « centre d’hébergement » – de Djorf, constitue un site privilégié pour développer un regard critique sur notre histoire et ce dont nous en avons hérité. L’art de Dalila Mahdjoub participe pleinement de ces pratiques contemporaines qui font de l’archive un matériau. À travers ses gestes – « j’assemble, je juxtapose, je bricole, je re-compose, je ré-investis, je re-dessine, je ré-interprète4… » – elle décrit les procédures d’une artiste dont le travail s’invite sur le terrain de la production du savoir et contribue à en interroger les points aveugles. Il en résulte une histoire sensible depuis laquelle il ne s’agit pas seulement de relire le passé, mais de l’engager dans un dialogue, une tension avec le présent qui pourrait nous amener à mieux le penser.

  1. 20 octobre – 17 décembre 2023, Bourges, La Box, commissariat : Des lieux sans lieu, https://ensa-bourges.fr/2023/12/12/mille-villages-un-bruit-continu/.   ↩︎
  2. Le général Gaston Parlange occupe ce poste de décembre 1959 à décembre 1960 et est chargé de mettre en œuvre la politique de transformation des camps de regroupement en « Mille villages », ainsi que la propagande qui doit l’accompagner. Cf. Fabien Sacriste, « Les « regroupements » de la guerre d’Algérie, des « villages stratégiques » ? », Critique internationale, 2018/2 (N° 79), p. 25-43. DOI : 10.3917/crii.079.0025. URL : https://www.cairn.info/revue-critique-internationale-2018-2-page-25.htm  ↩︎
  3. Dalila Mahdjoub, « Traces of contempt and traces of self-esteem. Deconstructing our toxic colonial legacy », Decolonizing Colonial Heritage : New Agendas, Actors and Practices in and beyond Europe, Britta Timm Knudsen, John Oldfield, Elizabeth Buettner, Elvan Zabunyan (ed.), Londres, Routledge, 2021, p. 193-208.  ↩︎
  4. Dalila Mahdjoub, « Mes archives du sol », documentsdartistes.org [en ligne], URL : https://www.documentsdartistes.org/artistes/mahdjoub/repro-archivessol.html#modal↩︎
Dalila Mahdjoub
Diplômée de l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Lyon, Dalila Mahdjoub, née en 1969 à Montbéliard, vit et travaille à Marseille. Elle a participé à de nombreuses expositions, parmi lesquelles :  Ces voix qui m’assiègent (Cité internationale des arts, Paris, 2024) ; Ils ont fait de nous du cinéma I مازالو[ درو بينا سينما[  (La compagnie, lieu de création, Marseille, 2024) ; Mille villages / ضجيج مستمر - un bruit continu (La Box, Bourges, 2023) ; Jeu de Paume Lab_Nouvelles distances (Jeu De Paume, Paris, 2021) ; Des traces coloniales aux expressions plurielles (Musée National de l’Histoire de l’Immigration, 2020) ; 143 rue du désert (La compagnie, Marseille, 2019) ; Cycle Algérie-France, la voix des objets (Mucem, 2019). Elle a par ailleurs coréalisé avec Martine Derain de nombreux projets artistiques dans l’espace public : D’un seuil à l’autre, (SONACOTRA, Marseille 2004-2007, 2024), En Palestine, il n’y a pas de petites résistances, intervention sur les tickets de bus entre Ramallah et Jérusalem, Palestine (1998)…
http://documentsdartistes.org/artistes/mahdjoub/repro.html