La dimension critique du réseau

Revue d’art depuis 2006

Dan Graham, haut perché mais radieux

L’exposition annuelle du MAMO, sur le toit terrasse de la Cité radieuse de Le Corbusier à Marseille, est consacrée cette année à Dan Graham. Intitulée avec finesse Observatory playground, elle propose une incursion dans le parcours de près de 40 ans de travail à travers quelques jalons (maquettes/sculptures, dessins, films) et deux pavillons réalisés pour l’occasion.

Si l’objectif de l’exposition n’est pas d’expliciter l’ensemble du travail, elle paraîtra néanmoins un peu ardue à un public non connaisseur de l’oeuvre. Sept maquettes/sculptures, deux dessins dont un original, des films sont déployés dans l’espace du gymnase de la Cité radieuse. A l’inverse des informations du dossier de presse, une bonne moitié des oeuvres n’a pas de cartels. Choix de l’artiste paraît-il, qui n’aide pas à la compréhension. Ce d’autant plus que l’échelle n’est pas toujours indiquée, rendant difficile la mise en situation réelle à imaginer. Idem pour les deux pavillons sur la terrasse ; ils n’ont ni titre, ni données techniques. Dommage… Pourtant le choix des pièces révèle quelques moments clés du cheminement de Graham.

Sorte d’autodidacte touche à tout (à la musique rock comme à la théorie de l’art) actif à partir du début des années 1960, Graham flirte avec l’art conceptuel, le minimalisme, fréquente aussi bien Dan Flavin, Donald Judd, que Sol Le Witt ou Terry Atkinson. De cette entrée dans l’art, il conserve un goût pour l’essentiel, l’épure et y ajoute un intérêt pour les questions sur le régime du visible, du reproductible, aussi bien dans la vidéo que dans la photographie. Marqué par la dimension sculpturale et architecturale, sa pratique se concentre sur l’idée d’expérience de l’espace, au centre duquel le visiteur joue un rôle majeur. Des installations où son image est capturée par la vidéo puis renvoyée en miroir par un circuit fermé, Graham arrive – au mi-temps des années 1970 – aux pavillons qui l’ont rendu célèbre 1. Et c’est précisément ce qui fait défaut dans l’exposition, qui contient entre autres un dessin préparatoire de 1975 à l’installation Two viewing rooms ou encore la maquette de Clinic for a suburban site (1978). Trois années où la pratique de Graham bascule. Les projets de pavillons seront destinés le plus souvent à l’espace extérieur, public, à échelle humaine dans une déambulation intérieure et privée. Quelque part entre sculpture monumentale et usage architectural. Et l’artiste associe à cette recherche une réflexion sur la nature des espaces, leur fonctionnalité, les matériaux utilisés (acier, verre, miroir double offrant transparence et reflet)… Sans oublier l’environnement donné qui entremêle selon les projets arbres, eau, ciel, échappées visuelles, éléments bâtis, etc. Heureusement, pour saisir cette épaisseur, des médiateurs sont là pour palier l’absence d’informations. Car si les deux pavillons permettent de faire l’expérience du travail grandeur nature, celles du gymnase sont de nature sculpturale, donc indicielle en relation aux projets réalisés ou non.

L’artiste passe ainsi du projet de « cabinet médical » Clinic for a suburban site à des oeuvres de nature plus « artistique » tel le Skateborad pavilion (1985), qui coiffe une piste de skateboard, où il introduit le verre miroir et l’échappée vers le ciel. A partir de 1995 et Double exposure, superbe oeuvre sur la triangulation de l’espace où les arbres se reflètent à l’image du spectateur, les notions de transparence, reflet et mise en abîme se généralisent. La forme des pavillons oscille ente orthogonalité contrariée et courbes/contre-courbes, dans une variation renouvelée de projet en projet. Si l’accrochage est avare en renseignements, on notera cependant la grande qualité de réalisation de ces maquettes/sculptures.

Après ce premier exercice intellectuel en gymnase, le visiteur est invité à passer sur la terrasse, sous le soleil phocéen, pour faire l’expérience des deux pavillons. Ceux qui connaissent déjà bien le travail de Graham n’apprendront pas grand chose. Mais ce qui certain, habitués ou néophytes, c’est la richesse de la conjonction entre ces oeuvres et l’architecture du Corbusier. Là, inutile de bouder son plaisir, ça fonctionne plus que mieux ! Le seul regret, avoir seulement deux pavillons sur cette grande terrasse, est vite dissipé par l’enivrement optique et pysique qu’ils procurent.

Two nodes est un cercle inscrit dans un cercle de plus grandes dimensions. Les deux sont pénétrables. Réalisé en verre réfléchissant, acier inoxydable et sol en bois, il fait écho avec légèreté au dessin des formes du toit terrasse : courbe du toit du gymnase, de la cheminée d’aération, ligne du parapet, tour centrale, gradins du théâtre en plein air… A peine le visiteur commence t-il à faire le tour de « l’objet » qu’il aperçoit son reflet, voit l’autre côté en transparence, deux facettes auxquels s’ajoutent l’image du toit terrasse et ceux du panorama marseillais. Car, pour ceux qui n’ont pas visité la Coté radieuse, sa localisation sur le boulevard Michelet depuis la place du Prado, sa hauteur (9 étages) lui assure une vision superbe et à 360° sur la ville. D’un côté la mer, de l’autre les collines, ici les tours d’habitation, là le stade Vélodrome rénové. Et partout l’immensité du ciel. Les pavillons sont des chambres claires, véritables camera lucida au sens du plaisir de Roland Barthes 2.

De toutes ces données du jeu visuel, Graham tire son épingle en superposant notre image, celles de « Le Corbusier » et de l’environnement urbain. Que le visiteur reste immobile et l’image créé un palimpseste de couches sensibles. Qu »il se déplace et alors un kaléidoscope se met en marche et crée une sorte film d’images qui se forment et se déforment, s’enchaînent dans un défilement en permanente re-construction. Intérieure ou extérieure, la situation de chacun multiplie/démultiplie les points de vue et les angles de vision.

Avec Tight squeeze, Graham propose une autre variation. Ici la paroi de verre ondule comme une vague et se clot en rejoignant une paroi de métal droite, faite de quatre panneaux perforés. Elle opère comme un moucharabieh high tech, fait à la fois claustra et permet au regard d’aller au-delà. Ainsi, ce pavillon ajoute aux propriétés du verre réfléchissant celle de la maille métallique, opaque et ouverte.

Car la dimension du déformé/reflété/révélé est au centre de la proposition et souligne la beauté des formes, leur usage, la dimension plastique du béton mis en oeuvre par l’architecte. Si Le Corbusier est un bâtisseur utopiste, il n’est pas que cela. L’exposition actuelle du MNAM au Centre Pompidou, est là pour rappeler entre autres son travail de peintre. Les échanges avec Amédée Ozenfant sont nombreux autour du Purisme où couleur, planéité, formes archétypales sont autant d’outils pour affûter sa vision du réel 3. Ce n’est finalement pas à un dialogue que nous convie Observatory playground mais à un jeu d’allers-retours entre les dispositifs de vision de Graham, l’architecture, le paysage urbain et nous-même. Nous sommes pris dans l’effet cinétique, les résonances que nous concourrons à mettre en branle. Victime consentante d’un beau stratagème, le visiteur égrène les positions/arrêts possibles pour contempler ce qui l’entoure et lui fait face en même temps. Un exercice assez jubilatoire, qui n’a pas besoin d’explications pour être ressenti, sinon de sensibilité. Il s’agit bien d’observer et de jouer. Graham fait ici, avec une certaine forme d’humilité et une vraie pertinence, un beau salut au fada visionnaire.

1. Gloria Moure, Dan Graham works, and collected writings, éditions Poligrafa, 2009
2. Roland Barthes, La chambre claire, Note sur la photographie, éditions Gallimard, 1980
3. Le Corbusier, mesures de l’homme, catalogue d’exposition, éditions du Centre Pompidou, 2015