L’exposition de Daniel Caspar au Château de Tours, jusqu’au 10 juin 2012, a des allures de mini-rétrospective. Sous l’intitulé L’envol d’Icare sont réunies des peintures réalisées entre 1984 et 2012. La configuration des lieux permet de consacrer chacune des six salles à une période de création, avec chaque fois un titre particulier. Se succèdent ainsi dans les deux premières salles les Blancs et bleus 1984-1993, puis Matières 1992-1997, Icare 1995-1999, Drapés 1997-2005 et enfin Couleurs 1990-2012. Les chevauchements de périodes se lisent ici dans les dates et surtout se vivent visuellement dans l’exposition. Un artiste ne change pas brusquement de manière de travailler même s’il rencontre de nouveaux supports ou expérimente de nouveaux outils.
Daniel Caspar est d’abord et avant tout peintre. Il vit avec la peinture depuis longtemps, et reste un artiste en perpétuel devenir. Ce plasticien est toujours en recherche de nouvelles expériences pourtant il ne se disperse pas. Du fait du grand nombre d’œuvres réunies pour cette exposition, apparaît ici la présence constante d’une dynamique expressive.
Les créations de Daniel Caspar, qui, pour avoir enseigné de nombreuses années en Lycée, connaît très bien l’histoire de la modernité en peinture et des grands moments de l’abstraction en particulier, montrent des attirances personnelles vers les œuvres qui privilégient le geste, le mouvement, les matières picturales denses, les couleurs affirmées. Il s’agit d’un choix de filiation jamais d’une déclinaison ou d’une prolongation mimétique. Certains tableaux rendent hommages à quelques grandes figures de l’art du XXe siècle. Les artistes peuvent se choisir les pères qu’il veulent et peuvent en changer en cours de route. On peut être cézannien à vingt-cinq ans et dédier une toile à Mark Rothko à près de soixante ans.
La peinture que pratique Daniel Caspar s’invente pour chaque œuvre et si l’artiste sait par où il débute, le résultat final n’est jamais assuré ; il est même heureux que l’artiste lui-même soit le premier surpris. L’inattendu vient souvent de la répétition, de la reprise des mêmes couleurs et des mêmes gestes. La série des Outrepassés date de 1988 ; elle présente 6 peintures réalisées sur un beau papier chiffon (format Jésus) à la gouache et au pastel gras. Ici réunies ces créations individuelles, avec chacune leur encadrement, sont à regarder comme une seule œuvre en six temps et autant de mouvements. Les gestes qui, comme l’indique le titre générique, outrepassent les limites du support trouvent des prolongements dans les pièces avoisinantes. Ces gestes qui sortent du format, ces matières qui envahissent tout le format (Cendres, 1996), mais aussi ces collages qui s’échappent par un bord (Grand collage, 1997), sont les indices d’une abstraction novatrice qui ne considère plus le tableau comme un petit monde clos, comme ce fut le cas depuis la renaissance jusqu’à Picasso, mais seulement comme un fragment de monde plus modestement proposé par l’artiste au regard des visiteurs.
Comme on a pu l’entendre ici, Caspar est un artiste qui ne néglige rien des choses de la peinture. Il travaille la couleur : ses blancs sont très subtilement nuancés (Diptyque, 1988), ses bleus avec des traces noires sont magnifiques (Grand Bleu, 1998), ses Rouges en système, 2010 scandent en trois parties l’espace d’un mur de la dernière salle dans laquelle les Monochromes sont eux disposés à l’horizontale sur une petite estrade. Comme le montre la scénographie de cette exposition, on peut regarder la peinture à partir de positions différentes ; la peinture change si on varie le point de vue. Si la mise en œuvre de la couleur est primordiale, le choix des matières introduites dans certaines créations est étonnant : terre, cendre, charbon, goudron, verre, etc.
La peinture résiste à toutes ces intrusions. Le dessin aussi ne manque jamais, il s’agit souvent de reprises à la mine graphite ou au pastel gras, mais aussi au pinceau, ou parfois simplement de lignes structurantes comme dans la grande œuvre verticale (3 m x 0,80 m) Couleurs en système, 2009. Il y a enfin et par dessus tout la lumière, la lumière qui sourd de la peinture tant dans les sombres (les bleus ou le bruns) que dans le rayonnement des jaunes et des rouges. Parfois l’artiste tient la gageure de réunir les deux lumières dans le même tableau. Dans La Chute dans le paysage, 1997, la lumière bleue des ténèbres (un fond bleu repris avec des traces noires) est surmontée d’une étroite bande lumineuse jaune et blanche, tandis qu’en bas la toile écrue rappelle la réalité matérielle du support. Cette toile est très difficile à prendre en photo, ceci est, à mon sens, un gage d’une qualité spécifiquement picturale.
Parce qu’il est attentif au monde qui l’entoure Daniel Caspar repère les readymade visuels comme ces vieux rideaux d’école qu’il a récupéré avant disparition. Il les évoque ainsi dans un texte qui accompagne l’exposition « marqués du sublime travail du soleil, patience de 30 ans. L’effacement doux des bleus sombres, les couleurs éteintes, brûlées sans que personne n’y prête attention, ces surfaces sensibles prenant l’empreinte du temps, ces rideaux sont devenus d’étranges photographies géantes. » Sur ces traces décolorantes du temps, il intervient quelquefois par un discret accompagnement du long travail du soleil, d’autre fois ses interventions gestuelles contrecarrent les marques inscrites par le temps.
C’est le cas dans La Chute d’Icare, 1999. Sur le grand rideau (haut de 2,60 m et large de 2,24 m) le soleil avait laissé, en plus des inégales rayures verticales, deux ombres horizontales plus larges. Caspar prend appui sur celles-ci pour disposer deux carrés, un blanc avec des ajouts jaunes dans la partie supérieure et un noir largement biffé de bleu outremer dans le bas de l’œuvre. En relation avec le titre donné, on saisira des allusions métaphoriques au soleil et à la mer. Sous la première de ces figures géométriques structurantes et au dessus de la seconde deux séries de gestes véhéments en arc de cercle éclaboussent le support marquant les deux moments forts de l’expérience d’Icare — près du soleil et arrivée en mer — entre les deux un presque vide, le temps de la chute.
Bien qu’abstraite cette peinture se charge conceptuellement dans une mise relation vécue avec l’un des grands récits mythologiques. L’artiste américain Cy Twombly a magistralement réunis les récits mythologiques et l’abstraction gestuelle. Le mythe d’Icare aborde le thème du désir de l’homme, et ici du peintre en particulier, d’aller toujours plus loin au risque de choir, et pour le plasticien de rater son tableau. Ce sont des rappels toujours nécessaires de la condition de l’homme.
L’inversion du titre de l’exposition souligne cependant combien tant qu‘il y a de la vie l’espoir reste présent et l’envol heureux vers quelque hauteur demeure d’actualité. On ressort de cette exposition avec un plein d’énergie.