Les peintures de Daniel Mohen, exposées Galerie Teodora à Paris jusqu’au 30 juin, paraissent abstraites au premier regard. Elles prennent pourtant sources dans les formes et les couleurs de diverses réalités qui ont, un moment donné, arrêté le regard de l’artiste. On pourrait penser qu’elles y aboutissent aussi puisque les titres donnés signalent les objets ou les lieux qui furent prétextes à la création : cascade, torrent, coquelicot, iris, Vésubie, ombre sur la falaise. Il s’agit ici d’un rappel du temps de l’inspiration et pas seulement d’un acte de baptême, toujours postérieur à celui de la création. Essayons de nous intéresser à ce qui s’est passé entre le moment de l’arrêt du regard dans la nature aux environs de Nice et la décision d’accrocher ces toiles aux cimaises de la galerie à Paris.
L’attention du peintre qui travaille en lien avec le spectacle du monde est sollicitée autrement que celle du promeneur. Un paysage, par exemple, ne s’impose pas à lui par sa beauté mais par les qualités potentielles dont il pourra tirer parti dans la genèse de sa création. Il examine les choses du monde au travers la mémoire de ses expériences plastiques antérieures. Daniel Mohen peint régulièrement depuis longtemps (plus de cinquante ans) avec une attention continue aux détails de notre environnement examinés au travers d’une histoire de la peinture qui, de tous temps de Fouquet à Richter, est allée chercher le sens de l’art au delà de la représentation figurative.
Si le motif sollicite l’attention, dès les premiers coups de pinceau les éléments techniques et plastiques guident l’artiste, les gestes, vers ce qui sera au final une peinture autonome. Daniel Mohen capte sur le motif quelques formes, quelques couleurs, une harmonie lumineuse, qu’il transcrit au moyen des matériaux de la peinture. Toute la sensibilité de l’artiste vient se glisser dans cette transcription. Bien que dans l’exposition tous les tableaux soient différents, on reconnaît la manière, la touche, le style d’un seul et même artiste. Passant d’une toile à l’autre le visiteur éprouve une tactilité particulière dans le posé des étendues de couleur, une certaine retenue dans la mise en place des rapports un peu sourds entre les tonalités. Seules les toiles figurant des coquelicots font monter la couleur jusqu’à saturation, pour les autres un peu de noir ou de blanc viennent casser les teintes et les rendre par là même plus fines, plus subtiles, plus élégantes. Si les violets ou les bleus des iris nous semble si beaux c’est parce qu’ils sont mis en valeur par des jeux de contrastes avec les différentes teintes qui les entourent.
La plupart des peintures font la part belles aux harmonies de gris colorés où, comme dans Cascade 2013, les gris verts et les gris bleus glissent les uns sur les autres, justes rehaussés, par endroits, de quelques jaunes et d’un peu de violet. Toutes ces étendues nous apparaissent comme frontales, assumant par avance l’accrochage sur un mur vertical. Des profondeurs fictives existent cependant de part la superposition des pans de couleurs qui souvent jouent de la transparence pour instaurer des passages. Dans cette toile, comme dans les autres œuvres de l’exposition, la facture picturale reste bien visible. Le regardeur attentif découvre par endroits avec plaisir les éléments constitutifs de la production de l’œuvre, comme le positionnement initial de la toile, par les coulures des étendues les plus liquides, ou positionnement du peintre, par la direction des coups de pinceau et le lancé des tracés sombres qui ajoutent des rythmes aux toiles un peu avant la fin de la création.
Comme dit précédemment, si ces peintures rappellent par leurs titres une origine liée au motif, leur genèse montre la grande liberté exercée par l’artiste dans la réalisation la production picturale qui tire ses qualités de la façon plus que de la vision dont elle est issue. Un des points importants de cette facture, parce que constituant un indice de contemporanéité, est la frontalité assumée. La peinture se donne pour ce qu’elle est : un certain nombre de couleurs et de lignes déposées sur un subjectile. Tout se passe dans cet espace de faible profondeur, entre la surface blanche qui se laisse voir par endroits, et le plan pictural optiquement le plus en avant du tableau. Tout le travail du peintre et de donner un maximum de richesse et de cohérence à cet ensemble, qui ne doit ni creuser, ni venir en avant vers le regardeur.
Daniel Mohen réussit parfaitement cet équilibre incertain. On ressent de la maitrise dans la disposition des masses de Torrent 1, 2011. Tout est en équilibre mais rien n’est figé. Les étendues sombres s’éclaircissent au centre et les blancs peints restent contenus. La spécificité de l’expression émotionnelle du peintre est transmise dans ses gestes : ceux-ci sont mesurés et nombres d’entre eux sont repris. Les tracés aigus, plus dynamiques, s’écartent peu des étendues sur lesquelles ils s’inscrivent ; parfois ils se fondent discrètement dans les masses. Les deux gestes manuels essentiels, que signalait Roland Barthes à propos du travail de Réquichot, sont présents : celui de la paume qui nappe (le pinceau sert ici de substitut) et celui du doigt, que l’ongle prolonge, qui trace de manière incisive. « Cette main double se partagerait tout l’empire de la peinture, parce que la main est la vérité de le peinture, non l’œil (la » représentation « , ou la figuration, ou la copie, ne serait à tout prendre qu’un accident dérivé et incorporé, un alibi, [….]) . Le dessin est là mais ne précède pas la mise en place des étendues couleurs. Comme l’avait initié Cézanne, et développé Dufy, il prend place librement comme composant de l’œuvre sans jamais redoubler l’autre dessin, celui des limites des surfaces colorées. Il y a de l’esprit mais aussi du corps dans cette série de peintures de Daniel Mohen.
Libres dans leur expression et leur gestuelle, proches parfois d’une facture d’aquarelles, ces peintures n’en sont pas moins très travaillées et pensées. Si tout démarre sur nature, un lent travail de perfectionnement se passe à l’atelier avant que l’artiste songe à livrer l’œuvre au regard du public. On apprécie toutes les subtilités de cette phase de maturation qui ne brise pas les spontanéités initiales. Ces reprises permettent d’accorder leur juste place à telle partie du motif ou du fond et surtout d’affiner les passages qui accompagnent les changements de couleurs ou de valeurs. Le plaisir des regardeurs (et du peintre comme premier d’entre eux) est de pouvoir circuler avec jubilation, sans heurts, sur l’ensemble de l’œuvre. Les juxtapositions de différentes teintes produisent pour chaque toile une lumière particulière, une lumière picturale qui ne mime pas celle des éclairages de la nature mais qui sourd de la toile.
Rien de ce que l’on apprécie traditionnellement dans la peinture ne manque dans les toiles de cette exposition. Ces peintures assument l’héritage des outils, des matériaux et des gestes montrant qu’il est encore possible aujourd’hui de faire de la peinture autrement.