Dans la déprise du monde, peindre encore

L’ « Attention Peinture ! » murmuré comme en excuse par la critique d’art spécialisée s’accompagne immanquablement de son cortège de références aux courants historiques, modernes et post –post, habitude dont ce sont débarrassés leurs collègues qui défendent les plasticiens et même depuis quelques temps nos confrères critiques en photo et nouvelles images. C’est peu dire qu’il nous incombe d’alléger la tache des pauvres peintres en charge de cette Histoire et de ce discours, pour regarder leur œuvre comme une production d’aujourd’hui. Tentons l’expérience avec un univers pictural affirmé celui de Sylvester Engbrox.

Dans la préface du catalogue de la galerie VivoEquidem deux textes jouent le petit lexique des étais culturels, celui du responsable du lieu, Max Torregrossa, renvoie directement à la grande peinture. Connaissant le piège évoqué plus haut, Jean Luc Chalumeau en une forme de prétérition, cite habilement toutes les références envisageables pour en dédouaner, à juste titre le jeune peintre, pour le ramener en final du côté du sample musical. Et l’on entend soudain résonner ce passage de « Maîtres anciens » de Thomas Bernhard :
« Pour finir , ç’a été la musique qui m’a en vérité rendu la vie , a-t-il dit hier . mais je ne voulais et, naturellement , je ne pouvais pas être un artiste créateur, mais pas davantage un exécutant, a-t-il dit, en tout cas pas un artiste musical créateur ou exécutant, mais seulement un artiste critique. » Hypothèse à vérifier dans l’œuvre.

L’omni-présence des figures humaines dans ces toiles ne renvoie à rien d’autre qu’à des états de corps d’abord sans volonté de signification, à la façon dont les chorégraphes de la non-danse mettent en plateau leurs danseurs. Les corps sont en suspension , déséquilibrés, au bord d’un mouvement qui ne saurait leur être fatal puisque les risques qu’ils encourent ne sont que purement formels. Si la chute est une constante paramétrée de leur devenir, elle ne peut avoir lieu dans une piscine ou à la sortie d’une carcasse d’avion , mais bien dans l’indifférenciation d’une masse bleue noire ou de sa variante pour sol moins meuble.

A trente cinq ans, Sylvester Engbrox fait partie de cette génération nourrie au tout –images, celle qu’a si bien annoncée et comprise le ciné-fils Serge Daney, génération cultivée mais dont les références se déchirent entre la high et la low culture. Que notre peintre soit à la fois responsable des collections et webmaster du Musée Rodin et producteur musical prouve bien cette diversité qui se retrouve dans sa peinture. Ainsi l’érotisme des corps féminins dans sa transparence revendiquée des zones érogènes doit être appréhendée au travers d’une esthétique dérivée de la séparation et de la fusion des calques familiarisée par les logiciels de retouche image.
De même si un tableau comme « The car seller » fait référence critique à Edward Hopper c’est dans une forme de recyclage plus proche du sampling et du djyng image, en refonte des icônes circulant sur le net. Assis dans la position du conducteur mais sans pied et sans voiture la figure du vendeur a perdu toute possibilité d’action. Ce qui ressort d’un tel tableau c’est le sentiment d’un échec d’une certaine économie libérale, la solitude sociale du personnage dans un environnement sur lequel il n’a plus de prise.

Cependant le choix du medium peinture pour aborder cette iconographie travaillée déjà en photo- terrain que Silvester a lui-même pratiqué – vidéo et nouvelles technologies n’est pas innocent. La revendication plastique dans une présence transparente des corps, une certaine sensualité générale du propos qui résiste à la virtualisation de ces mêmes corps, tout cela prend sens dans la traduction manuelle d’une matière colorée de la facture d’une unicité de l’œuvre. Ces réussites plastiques sont lisibles avec une réelle évidence dans des œuvres comme « Dead beat club » qui allient la modernité de la représentation, l’inquiétante étrangeté de la situation dérivée d’un imaginaire cinématographique ainsi que l’engagement d’un dialogue, corps à corps, entre le modèle et nous.

Sylvester Engbrox peint avec tact l’actualité de nos imageries de déprise du monde en y ménageant un reste de sensualité porteur d’un désir qui nous permet de ne pas accepter totalement la fatalité de cette coupure.