Daphné Nan Le Sergent. De la critique à l’exigence de l’œuvre

Artiste exposée dans UnRepresented 2023
Diluvian stories, Daphné Nan Le sergent, 2023
Photo-dessin, 63 x 80 cm
Diluvian stories, Daphné Nan Le sergent, 2023
Photo-dessin, 63 x 80 cm

Christian Gattinoni : Tu as fait partie de l’équipe fondatrice de lacritique.org où tu étais présentée comme vidéaste et universitaire, ce qui reste valable, si ce nest que la position critique a été abandonnée. Pourquoi ? 

Daphné Le Sergent : J’ai arrêté mon activité de critique d’art en juin 2009. 

Je me souviens, je venais à peine de terminer un article sur la notion de frontière dans l’œuvre de Chantal Ackerman quand ma mère m’a téléphoné pour m’annoncer que mon père adoptif venait de faire un AVC foudroyant, qui l’emporta deux jours après. Encore profondément en deuil, quelques semaines plus tard, je me rendis pour la première fois en Corée, mon pays d’origine – le voyage avait été prévu de longue date. J’y rencontrais ma famille biologique. À leurs récits, je compris que le contenu de certaines de mes nouvelles – j’ai toujours eu une pratique artistique de l’écriture – avait recélé des éléments cachés de mon histoire à un très jeune âge et que, tout ignorante que j’étais de celle-ci, le procédé créateur avait fait ressortir une mémoire presque charnelle des choses. J’en fus ébranlée. Je décidais alors de consacrer ma vie et mes efforts à chercher à saisir les mouvements de ce procédé mnémonique en la création et arrêtais la critique d’art. 

Mon dernier article avait été l’amorce d’un passage d’une frontière. 

CG Tu as commencé ta pratique artistique en duo, dans l’exercice critique, on retrouve le duo en dialogue, souvent la pratique artistique est plus solitaire ? Est-ce un enjeu ? 

DL Le duo d’artistes mené avec Aurélien Bidaud ne me semblait pas fonctionner à la mesure d’un dialogue entre critique d’art et artiste où, selon moi, le premier vient chercher à comprendre et éventuellement à saisir dans une résonance intérieure le système sensible, plastique, formel de l’œuvre du second afin de l’inscrire dans un champ historique et philosophique ou dans un contexte économique et politique. Avec Aurélien, la création avait tout du jeu, où l’un répondait aux propositions formelles de l’autre, au fur et à mesure des étapes de la production. Mais il est vrai que le travail d’artiste, surtout dans la phase de conception, est beaucoup plus solitaire que le travail en duo ou que le travail de critique, qui, lui, ne cesse d’être en mouvement, tourné vers le monde. Aujourd’hui, mon activité d’enseignante me permet néanmoins de rester dans un échange avec les étudiants dont j’accompagne le développement de leurs pratiques artistiques. C’est une sorte de prolongement de mon travail de critique d’art, dans la compréhension fine du travail d’autrui. 

CG En France la double pratique est plutôt mal vue, est-ce que cela a joué dans tes choix ? 

DL Je ne sais pas si cette double pratique, artiste et critique, est mal vue ou finalement peu pratiquée. Peut-être parce que les deux sont si difficiles à mener de front. J’avoue que, tant que je suis restée critique, j’ai eu du mal à faire émerger une production constante et fournie. Il y avait tant de possibilités de découvertes et d’enrichissement en tant que critique que ma table de travail artistique restait souvent désertée. 

CG Tu as participé en 2012 à la table ronde organisée par l AICA Face à lartiste où tu étais invitée parmi « les artistes activement engagés dans la production de leurs propres textes critiques. » Revendiques-tu toujours cette posture ? 

DL Totalement. En tant qu’artiste, j’ai toujours souhaité mener une réflexion sur l’image, sur la nature ou la fonction de l’image dans nos sociétés. En 2012, je n’avais pas encore de vision claire de comment un artiste pouvait apporter une contribution différente et complémentaire au critique, une contribution ancrée dans le faire et la production de l’image. Tout au long de mes projets artistiques, j’ai pu déployer une vision de l’image et de l’image photographique. 

Silver and Gold, 2021 2 tirages jet d’encre pigmentaire sur chromeux 20 x 14 cm chaque Photo d’exposition : @Aurélien Mole
Silver and Gold, Daphné Nan Le sergent, 2021
2 tirages jet d’encre pigmentaire sur chromeux, 20 x 14 cm chaque
Photo d’exposition : @Aurélien Mole

CG La part théorique et critique est grande dans Silver Memories où tu questionnes la chaîne de production de limage, comment l’assumes-tu ? Est-ce le cas dans tes autres productions ? 

DL Depuis quelques années, je mène une réflexion sur l’image et sur l’image photographique. Cette image – en dehors d’être une représentation – s’incarne dans le médium photographique, dans une matérialité physique. Son médium, qu’il soit argentique ou numérique, est un objet qui dépend d’une chaine d’approvisionnement et de fabrication.

Avec la vidéo L’image Extractive (2021), je propose un récit alternatif d’une photographie argentique en lien avec celle de l’extraction minière de l’argent. L’image extractive remonte au delà de la naissance de la photographie au 19e siècle pour envisager une origine imaginée et effective avec la mainmise par les puissances occidentales des richesses minières d’Amérique latine, venant alimenter les réserves européennes et par cette richesse venant concourir à l’épanouissement de la Révolution industrielle. Au tournant du 19e et du 20e siècle, alors que les différents acteurs de l’économie mondiale abandonnent l’étalon-argent au profit de l’or, n’y a-t-il pas abondance de ce métal permettant à l’industrie des frères Lumière d’être profitable ?

L’Image extractive, Daphné Nan Le sergent, 2021
Vidéo couleur/noir et blanc, 20 min

Dans les années 70, les cours boursiers devenus capricieux de l’argent rendent incertaine la production en masse des films argentiques. Sous l’initiative de Kodak, une équipe de chercheurs dirigés par Steven Sasson met au point la première photographie numérique. 

Avec le dernier projet, la vidéo Silicon Islands and War (202/2025), qui a reçu le soutien du CNAP, je propose de considérer les avancées de la photographie numérique et de l’image photo-réaliste générée par Intelligence artificielle, en lien avec l’essor de l’industrie des semi-conducteurs en Asie, nécessaires aux capteurs images de nos appareils numériques et aux immenses séries de calculs des IA. Dans cet opus, je fais état de la fabrication des semi-conducteurs à Taïwan, en Corée du Sud et au Japon dans le contexte d’une guerre d’influence entre les États-Unis et la Chine dans la région depuis la Seconde Guerre mondiale et dans le contexte actuel d’une guerre économique entre ces deux puissances pour la mainmise des technologies liées à l’IA. 

Ce qui m’a intéressé dans ces deux projets, c’est de mettre en lumière les forces et les équilibres de pouvoir qui rendent possible l’usage de la photographie. 

Dans un projet mené avec Arnaud Levenes à La Capsule et montré lors de la Biennale NEMO à l’automne 2023 avec Chu-Yin Chen, DAO. Mémoires Artificielles et Intelligence Collective, je propose de considérer le flux des données venant entrainer les moteurs de l’IA à l’instar des cycles de l’eau. Ce projet expose les transformations de l’image photographique à l’heure de l’IA. L’image photo-réaliste des IA n’est plus un document ou une trace de la réalité (comme c’est encore le cas, dans une certaine mesure, avec le numérique, puisque le capteur image transforme les impulsions lumineuses en signaux électriques) mais rentre dans un cycle plus large de circulation des données venant entrainer les IA. En ce sens, les données deviennent indispensables à l’existence de l’image photo-réaliste et, dans une plus large mesure, deviennent essentielles aux sociétés. Les données sont devenues indispensables au même titre que l’est n’importe quelle ressource, comme l’eau est vitale au bon fonctionnement de n’importe quel groupe social. Elles acquièrent une certaine valeur permettant aux utilisateurs des images photo-réalistes de remplir leurs objectifs dans des contextes différents, professionnels, loisirs, communautaires. 

En effet, en poursuivant la réflexion, on arrive à la conclusion que les images photo réalistes produites par les IA ne sont plus là pour capturer la réalité (ou bien elles le sont à un niveau « second » puisque ces moteurs sont entrainés sur des images photographiques à valeur documentaire « première »). Ces images peuvent être fausses ou vraies par rapport à un référent appartenant au réel. Peu importe. Ce qui demeure important, c’est la valeur ajoutée que son utilisateur pourra retirer. Qu’elle cherche à convaincre des investisseurs en apportant une visualisation d’un projet, qu’elle permette de réduire les coûts d’une campagne de communication, qu’elle soit là pour participer à des imaginaires fantastiques ou à des éléments identitaires, l’image photo-réaliste devient un élément de langage cherchant à convaincre plus qu’à montrer.

Daphné Nan Le Sergent, Les vagues d’Elliott, 2023 Photo-dessin, 160 x 600 cm
Les vagues d’Elliott, Daphné Nan Le Sergent, 2023
Photo-dessin, 160 x 600 cm
Le travail de Daphné Nan Le Sergent envisage la photographie comme support de mémoire dépendant de la production des matières premières dans le contexte actuel mouvant d’une mondialisation en train de se déchirer et de ses guerres économiques. Ce travail explore également le médium photographique en tant que matière visuelle modulée par un dessin et cherchant à créer des images pensées comme empreintes d’une mémoire sensible.

Née en 1975 en Corée du Sud, Daphné Nan Le Sergent vit et travaille à Paris. 

Elle est maître de conférences HDR au département Photographie de l’Université Paris 8. 

Expositions personnelles : Defected Times (Contretype, Bruxelles, 2023); cycle Silver memories, (Centre Photographique d’Ile-de-France, 2021/Casino Luxembourg, Mois Européen de la Photographie, 2021/Atelier Hermès, Séoul, Corée du Sud, 2019); Géopolitique de l’Oubli (Jeu de Paume/CAPC/Museo Amparo, Mexique, 2018). 

Expositions collectives : Biennale NEMO (La Capsule, 2023) ; Epreuves de la matière (BNF, 2023) ; Mining Photography, the ecological footprint of image production (Museum for Kunst & Gewerbe, Hambourg, Allemagne/ Kunsthaus, Vienne, Autriche/Winterthur Museum, Suisse, 2022/2023); Rethinking Landscape vs rethinking Identity (Musée Fortuny, Venise, 2023); Une histoire visuelle des concepts du temp (Kunsthaus, Zürich) ; Unrepresented by Approche (Paris, 2023).

www.daphnelesergent.com

Légendes

01 : diluvian stories, Daphné Nan Le Sergent, 2023

Photo-dessin, 63 x 80 cm 

Silver and Gold, 2021

2 tirages jet d’encre pigmentaire sur chromeux

20 x 14 cm chaque 

Photo d’exposition : @Aurélien Mole 

L’Image extractive, 2021

Vidéo couleur/noir et blanc, 20 min 

Daphné Nan Le Sergent, Les vagues d’Elliott, 2023

Photo-dessin, 160 x 600 cm 


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