Bombardements, Incendies, Séismes. Entre 2010 et 2012, Myriam Bucquoit a élaboré un programme de peinture fondé sur des figures de destructions. Des compositions sans présence humaine, sans références spécifiques à quelque événement ou lieu.
Dans la tension entre le détruit et des éléments restés intacts, les tableaux sont construits à partir d’images trouvées : cartes postales, autochromes ou images prélevées sur internet.

Traces de vie urbaine, architectures béantes, objets calcinés, ruines, vestiges, fragments, matériaux épars dessinent des territoires ravagés, abandonnés.
Pas de flou et pourtant une netteté atténuée, une porosité des formes aux limites fondues les unes dans les autres.

Un premier ensemble de sept petits tableaux, Bombardements (46 x 65 cm), à la limite du noir et blanc, aux gris anthracites, aux blancs jaunis, peu contrastés, comme si un voile de poussière les recouvrait. Choisis parmi une vingtaine de cartes postales de la Grande Guerre sur Verdun détruite (un grand-oncle les avait adressées à une parente de l’artiste), ces alignements de façades en partie écroulées, aux tonalités « rabattues », se maintiennent fantomatiques, hors du temps dans leur fixité blafarde. Ils gardent de la carte postale une échelle contenue, à la limite de la contrainte, ramassée, presque étriquée.

Quel défi s’est donc lancé l’artiste en abordant ces tableaux ? S’ils conservent de la photographie l’empreinte de l’authenticité, ils s’en écartent dans leur matérialité. Nous avons devant les yeux une peinture patiemment développée en nappes fines et mates sans empâtements. Parmi ces rues désertes et ces sols encombrés de gravats, au travers de ces ciels pâles persiste une nature « sans vie », morte. Le choix de l’artiste n’a rien d’héroïque ni de volontariste. On sent la retenue dans la touche, le lent travail du recouvrement crayeux, une entreprise de deuil : autant de linceuls pour des lieux désertés, atemporels qui réactivent les drames d’un passé révolu.

Un tableau, Bombardement 6, se distingue des compositions urbaines car il suggère les méditations discrètes d’Hubert Robert sur les ruines : au milieu des décombres un fronton dressé seul dans le paysage, ultime témoin de l’échelle du désastre.

Un deuxième ensemble de six tableaux, Incendies (60 x 73 cm), exaltent les noirs de suie. Provenant d’images anonymes qui circulent sur internet en basse définition, les espaces retenus sont disparates. Un entresol ouvert sur la rue, une architecture muséale, un reste de flammèches sur des structures métalliques ployées, une machine à laver au milieu d’un sous-bois, l’intérieur d’une maison avec sa porte d’entrée béante, une armoire intacte reposant couchée sur des amoncellements de poutres et de planches calcinées. Hormis quelques éclats de couleur, les lambeaux d’orangés accrochés à des poutrelles déformées, le rosé délicat d’une armoire, le bleuté de la machine à laver, les couleurs se répartissent en une large gamme de gris colorés jusqu’à des noirs mats profonds. La catastrophe a eu lieu. C’est consumé. Le résultat : un désordre, des empilements de formes enchevêtrées qui, paradoxalement, composent un autre espace, hiératique, stratifié.

Myriam Bucquoit insiste sur l’universalité des sujets qu’elle choisit, sur leur neutralité. Elle s’appuie sur un énoncé de Richter : « Que ce soit une peinture, oui, mais ni un spectacle ni une illustration ». Elle se donne pour objectif, comme défi, la difficulté de rendre l’entropie sans dramatiser en confiant à la peinture la tâche de donner forme à ce qui a perdu sa forme. Aucune surcharge d’expression, la recherche d’un équilibre, d’une « harmonie » si on accepte de contraindre le sens du mot à des rapports de geste, de dessin et de couleur soigneusement ajustés.

Bien que les lieux gardent leur spécificité, ils portent les stigmates d’une action qui les a remodelés dans le moment arrêté de leur destruction. Ils sont retournés à une vacuité étalée dans la résultante de l’action qui les a ainsi façonnés.

Trois tableaux verticaux s’insèrent entre les Bombardements et les Incendies comme autant de ponctuations. Ils ont pour titre De la destruction. À l’origine, des autochromes de la 1ère guerre mondiale : un intérieur d’église, une fonderie, une vue d’usine. De l’église, on retient la cloche fendue à l’avant-plan et le petit vitrail clair dans l’obscurité du fond.
La fonderie, comme surexposée, se détache de tous les autres tableaux par la fraîcheur de ses tons et la légèreté des éléments qui la composent malgré le désordre et l’éparpillement qui y préside.

Une vue d’usine agit en contrepoint : en son centre, une chute de tôles et de morceaux de bois tombe tout en tenant. La dynamique de ce tableau entre en résonance avec tout ce qui repose dans les autres compositions. La verticale de la chute accentue l’impression d’un processus qui ne peut se résoudre, qui se poursuit virtuellement. Seul à s’inscrire dans une telle dynamique parmi l’immobilité des autres, celui-là figure le mouvement, entraîné par la logique de sa composition.

Enfin, un grand tableau vertical, Décombres, semble englober l’ambition de tout ce travail. Théâtral, c’est toute la surface peinte qui est dominée par les cendres. Le sol d’un entrepôt détruit est jonché de débris hétéroclites, mais surtout un réseau de poutres arachnéen, dont la structure déformée suggère la souplesse d’une tente gigantesque ouverte à tous vents, offre l’image d’un monde détruit flottant comme un grand navire à la dérive, ses haubans déglingués. Ainsi, au cœur des décombres, un abri s’est constitué par le hasard de l’enchevêtrement des poutres.

L’espace du tableau se referme sur lui-même, la peinture agit comme une aire de protection dans laquelle le ciel et l’enclos se mêlent l’un à l’autre dans un même gris argenté. Cette réflexion m’est suggérée par l’artiste elle-même qui cite Antigone de mémoire : « il n’est de merveille plus grande que l’homme… qui se construit lui-même un gîte contre le gel et contre la pluie ».

Suie, eau, cendres sur le sol ; une flaque d’eau ou de pétrole et quelques éclats de couleur, oranges, jaune, terre d’ombre brûlée vibrent à travers la grisaille. Partant de l’image captée sur le vif et s’appuyant sur elle, cette peinture affirme sans emphase tout le temps qui est nécessaire pour que le choc, le scandale, les émotions trouvent un passage à travers la représentation fidèle et en même temps réinterprétée, et révèlent ce qui reste indicible, irréductible à la description.

Un dernier grand tableau, Séisme, vient clore ce corpus que l’on peut qualifier de “Tombeau” ou, comme l’a pensé Myriam Bucquoit, une réflexion en peinture sur « la destruction comme élément de l’histoire naturelle » (d’après le titre d’un ouvrage de W.G. Sebald). Grâce à l’attention minutieuse portée à ces moments de défiguration, les vestiges fragiles voués à la disparition nous amènent à recomposer une vie antérieure à jamais perdue qui, par la qualité de la peinture, acquièrent une nouvelle monumentalité.