De nouvelles enquêtes documentaires selon Danièle Meaux

A partir de son expérience des formes paysagères différentes en photographie, Danièle Meaux développe une approche plus générale de nouvelles pratiques documentaires s’appuyant toutes sur la méthode de l’enquête, héritée à la fois des sciences humaines et sociales et du journalisme d’investigation. Elle reprend pour ce faire « la théorie de l’enquête » du philosophe américain John Dewey, qu’il considère comme « une activité empirique , où les concepts interviennent à titre opérationnel. » Ces enquêtes débouchent sur des productions visuelles qui font l’objet d’une importante post-production aux formes variées.

Parmi les précurseurs de ce courant Danièle Méaux étudie les oeuvres de Lewis Batz et son approche en investigations visuelles de sites vernaculaires et industriels, n’hésitant pas à comparer ses prises de vues dans Park City à celles de la NASA opérées sur Mars. Cette volonté de neutralité fait corps avec la démarche documentaire. De San Quentin Point à Candelstick Point elle constate le passage « d’une esthétique minimale à une véritable pratique d’enquête visuelle. »

Pour mieux approcher des formes récentes du paysage l’auteure considère une autre évolution « des protocoles aux dispositifs ». Cela l’amène à envisager des parcours comme ceux de John Davies en quête du cheminement souterrain d’une rivière sous Clermont Ferrand, celui de Bertrand Stofleh pour Rhodanie le long du Rhône 7 ans durant, avec sa chambre photographique et sa nacelle lui permettant une approche surplombante ou encore le déplacement d’Emmanuel Pinard entre Nantes et Pornic. Leur quête aboutit le plus souvent à un livre retranscrivant le protocole , ainsi dans Hidden River Davies oppose noir et blanc et couleurs, ou dans le cas du dernier créateur à une installation, mêlant des boites avec des enveloppes et des tablettes numériques.

La post-production s’effectue aussi grâce au web, cela peut donner lieu à la création d’un site laboratoire comme celui de Camilo José Vergara qui regroupe les vues de 40 ans de ghettos urbains réunies dans Invicible Cities en 2004. Ces sites ont aussi le pouvoir de mettre en ligne de catalogages infinis comme ceux d’Eric Tabucchi de ses architectures vernaculaires, dans Alphabet Truck ou Atlas Forms en 2017. Cela peut être aussi un espace de partage du work in progress par Geoffroy Mathieu et Bertrand Stofleh pour leur Observatoire Photographique du Paysage sur le GR2013. En héritage des New Topographs ils produisent le jeu de cartes postales des Paysages usagés qui accompagne la mise en ligne de leurs images.

La complexité de ces démarches nécessite parfois des collaborations ainsi Gabriele Basilico en 1996 a travaillé avec l’architecte Stefano Boeri pour produire leur livre Italy-Cross Sections of a Country pour une enquête commune aux confins de l’art et de la recherche sociale. Plus récemment Stéphanie Solinas a mis en place sa Méthode des lieux pour témoigner de l’ancienne usine Lustucru en Arles. Pour compléter son immersion sur le site déserté, elle a mené un travail d’archives, l’ensemble aboutissant à une installation pendant les Rencontres d’Arles qu’elle a complété par un colloque où elle a invité une historienne de la photographie, une documentaliste, une botaniste, un ancien ouvrier du lieu, un ex-adjoint municipal, un psychiatre et même un médium. Pour le rendu final l’artiste préfère parler de sculpture photographique plutôt que d’installation.

La photographie peut emprunter des démarches d’autres disciplines, ainsi l’observation empirique des traces et reliquats sur des lieux historiques rejoint des protocoles archéologiques . En 2000 Yann Morvan se consacre à la représentation de vestiges de guerre, pour sa série Topographie il mène un travail à la chambre 20×25 sur différents lieux de bataille de l’Antiquité à nos jours. Cela amène d’autres opérateurs à mettre en valeur « la photogénie des ruines ». Pendant cinq ans les français Yves Marchand et Romain Meffre s’attachent aux friches urbaines de la ville de Detroit, ils opposent le faste ancien des lieux de fête et le gigantisme des bâtiments industriels eux aussi délaissés : l’ensemble de ces images est réuni dans leur livre Detroit, vestige du rêve américain publié chez Steidl en 2010.

En dehors du travail in situ d’autres artistes mènent leur quête au sein des archives. La série Maschinen de Thomas Ruff en 2003 évoque ce que l’auteure appelle une « post-photographie associée à l’archéologie ou à a géologie des objets aboutissant à une excavation sensible ». Des machines industrielles initialement clichées en noir et blanc sont colorisées et leur image agrandie. Catherine Poncin a fait de même dans des séries comme Clair obscur, mémoire des fosses datant de 1998-99 ou dans Eloge de combats ordinaires en 2008 ou des images vernaculaires issues des archives d’Alstom font l’objet d’agrandissement et de montage qui reprennent cette esthétique industrielle dans des variations d’échelle. Ce genre de pratique permet aussi des allers-retours dans le temps quand Mathieu Pernot confronte les archives et les survivants du camp de Saliers pour sa série Un camp pour les bohémiens. Il agit aussi de la même façon pour Le grand ensemble, saisissant l’explosion des barres d’hlm en noir et blanc, qu’il oppose aux cartes postales couleurs de l’époque de leur création, en y ajoutant certains textes écrits au verso.

L’adjonction de textes et de paroles rapportées constitue l’une des pratiques courantes de Sophie Calle notamment dans L’Absence Editions Actes Sud 2000 regroupant divers interrogatoires ludiques. D’autres créateurs pratiquent ces enquêtes entretiens de façon plus sociologique comme Hortense Soichet pour son ensemble Aux Fenassiers ou Frédéric Delangle, Ambroise Tézenas et Valérie Larondo qui mêlent portraits et témoignage d’exilés dans Des sneakers comme Jay-Z.

Quant au champ de l’identité Danièle Meaux y voit l’emprunt de méthodes des psychologues, ethnologues ou d’autres issues des enquêtes criminelles. Le repérage de traits discrets des visages est opéré par Thomas Ruff pour sa fameuse série de Portraits de très grande dimension et celle un peu moins connue Other portraits réalisés à l’aide d’une machine à dresser des portraits-robots. Hans Eijkelboom réalise ses Autoportraits à partir de questionnaires posés à ses anciens amis sur sa personnalité. Stéphanie Solinas produit ses 21 livres d’artistes traçant le portrait chinois générique de multiples Dominique Lambert, elle met à contribution un psychologue, un inspecteur de police, un statisticien et un juriste, et recours à des portraits réalisés par un peintre et d’autres par des machines de police pour les portraits-robots. Une autre série peu connue du groupe AES&F confronte le spectateur à 14 portraits de jeunes filles où il leur propose de démêler parmi les Suspects : 7 pécheresses et 7 vertueuses.

Un dernier chapitre propose le modèle du fait divers comme source d’inspiration documentaire. Cela permet à Joel Sternfeld en 1996 de revisiter une cinquantaine de lieux de crime On this site, tandis que Cédric Delsaux refait le parcours criminel solitaire de Jean-Claude Romand dans Zone de repli. Tacita Dean en 2009 enquête quant à elle dans Teignmouth Electron sur les fils de l’enquête suite à la disparition en mer d’un navigateur pendant le Golden Globe Challenge.

Dans sa conclusion l’auteure montre le double mouvement qui sous tend ces pratiques :« Au protocole qui gouverne le contact avec le monde, répond donc un (ou des) dispositif(s) de présentation qui règle(nt) l’articulation des éléments présentés. ». Selon elle les photographes enquêteurs se consacrent à différents protocoles ou procédures spécifiques qui aboutissent à l’organisation d’agencements qui en constituent la finalisation.