Dé-réalités

Le titre de l’exposition à la Mire consiste en l’adjonction du préfixe « dé- » au mot « réalité », lui-même mis au pluriel. La notion de réalité est donc mise à mal à deux reprises. Elle est contrariée par le préfixe privatif « dé » et privée de la dimension symbolique que le singulier impose, elle vient à nous comme une multiplicité sans cohérence. Cette exposition rassemble une série de photographies de Marina Gadonneix, une vidéo et une installation de Cédric Canaud ainsi qu’un moyen métrage documentaire d’Alain Della Negra & Kaori Kinoshita, soit quatre œuvres de genre différent, que l’on aborde par le biais de leur(s) dé-réalité(s).

Les photographies de la série Playground disorder de Marina Gadonneix montrent des lieux de vie à différents stades de leur destruction par les flammes : de la fumée envahit la cabine d’un avion ; la carcasse carbonisée d’une voiture dans un parking ; un matelas en flammes dans une chambre à coucher. Il s’agit à l’évidence de modèles ou de décors, parce que le mobilier, grossier, métallique, n’est pas réaliste. En outre, à travers la composition répétitive de ces images, leur netteté et leur symétrie, on comprend que ces photographies n’ont pas été prises sur le vif mais que ces incendies ont été organisés. Une masse floue dévore quasi systématiquement l’image par son centre. Elle est tantôt formée par un nuage de fumée blanche et opaque, tantôt par le mouvement des flammes, tantôt par une couche noire de suie. Dans ces décors en niveaux de gris, de faibles teintes proviennent de la combustion et des métaux, de la densité de la fumée. Habités de meubles métalliques, ils suggèrent un monde sans le mimer exactement. Comme les protagonistes qui en sont absents, nous n’avons pas besoin d’hyperréalisme pour percevoir la tension que génèrent ces scénarios épouvantables, des flammes hérissées sur un sommier, une porte de garage entrouverte sur un four.

Les photographies les plus spectaculaires de la série présentée ici sont aussi les moins désaturées. La première prend place à l’intérieur d’un avion, détail qui suffirait pour provoquer des phobies. Le point de vue en plongée pourrait être celui d’une hôtesse de l’air, un peu de biais devant les rangées de fauteuils d’un rouge détonnant dans l’obscurité ambiante. Une fumée blanche et épaisse progresse dans l’allée centrale. La seconde montre un lit dont le matelas flambe. Sur ces deux images, des meubles faits pour recevoir des corps en position assis et couché brûlent, ou sont sur le point de brûler. L’esthétique de parc d’attractions de ce que l’on pense être des décors apporte une distance, celle qui consiste à se faire peur pour une journée dans un parc de loisirs, un espace maîtrisé, avant un retour au réel.

Les images de la vidéo Off de Cédric Canaud sont prises depuis l’intérieur d’une voiture, de nuit. Un travelling s’étend sur longs plans-séquences, en changeant parfois de direction mais sans jamais s’interrompre. Ces images de ville endormie qui défilent depuis la fenêtre rappellent des ambiances de cinéma. On en voit de semblables dans les reportages de société à la télévision où on nous plonge, durant des vidéos-clips visant à planter le décor, dans des ambiances anxiogènes avant de braquer les caméras sur des délinquants. Dans la vidéo de Cédric Canaud, nous sommes embarqués dans un véhicule et nous longeons des trottoirs vides sans qu’aucun événement ne survienne vraiment. Soudain, une source de lumière disparaît derrière une fenêtre, accompagnée d’un bruit de bris de verre. D’autres lumières s’éteignent ensuite, et d’autres encore, à une fréquence de plus en plus vive. Nous plongeons peu à peu dans l’abstraction. C’est bientôt un immeuble entier qui disparaît dans le noir. Le rythme s’accélère et le son se déforme.

Cependant, rien n’est fait pour que cette apocalypse soit crédible, les effets spéciaux sont eux-mêmes très ostensibles. Des caches noirs, rectangulaires, ont été collés sur les images sans mimer d’effet de perspective. En réalité, ce n’est pas la ville qu’on détruit ici. Le décor de la ville devient support pour une composition musicale où les sources lumineuses offrent une partition aux sons. Cette vidéo est projetée sur un châssis en bois maintenu, au sol par des équerres. La facture de ce panneau est similaire à celle d’une installation du même artiste située à quelques mètres.
Pour l’installation Sans Titre, Cédric Canaud a obstrué quelques fenêtres avec des planches de bois. Au sol, entre des bris de verre fumé, quelques briques témoignent peut-être d’une effraction. Cependant, le verre brisé au sol n’est pas le même que celui des fenêtres, qui ne sont elles-mêmes pas brisées. Deux planches de ce même verre, aux dimensions des fenêtres, sont méthodiquement appuyées contre le mur. Dans cette pièce comme dans la précédente, nous ne sommes pas en présence d’un simulacre inachevé, pas encore réglé, mais au sein d’une composition progressivement parasités par des « caches », des panneaux issus d’un monde en deux dimensions, un monde de la représentation qui constitue un autre réel.

Le titre du moyen métrage documentaire d’A. Della Negra & K. Kinoshita, Anticipation of Life (Sex, Money and Gods), en annonce la division en trois parties respectivement sur le sexe, l’argent et la croyance. Filmés chez eux ou dans des environnements familiers des amateurs, des professionnels et des personnalités abordent leur relation à des univers de simulation en ligne. Les uns, comme on l’a déjà rencontré dans le travail de Della Negra & Kinoshita, racontent les aventures de leur avatar à la première personne, sans distance nette avec celui-ci, frôlant la mythomanie. Les autres évoquent leur gestion de cette seconde vie comme d’un programme, un dispositif. Cependant, malgré la diversité des locuteurs et les différents angles d’approche, tous ces individus paraissent aliénés, détachés d’eux-mêmes. On ne les voit jamais en action, on ne voit pas un seul avatar et que très rarement, on voit un écran. On n’aborde leur monde que par ce qu’ils ont à en dire, par leur discours. Cette discussion médiatisée, décomplexée, est sans doute ce qui connote le documentaire d’accents étasuniens. En effet, on reconnaît des clichés associés à cette culture, par exemple une confiance aiguë dans le langage que l’on trouve à la télévision américaine où chacun aborde des sujets très intimes ou sensibles sans se départir de son calme et parfois dans un « slang » désopilant. Or, dans ces univers simulés, tout énoncé est performatif. Tout est réductible à un système de signes. Tout est personnalisable selon une combinaison d’options elles-mêmes limitées. Aussi ces dialogues, des discussions informelles et des réunions de travail, nous parlent-ils de communication.

Une femme pasteur lourdaude, partant d’une tirade sur la nécessité pour elle de conserver un avatar « humble », fait la démonstration surprenante du caractère naturel du désir hétérosexuel et de la nécessité d’en conserver l’ordre. Dans une piscine, un homme fait des avances à une femme par avatars interposés et dans un registre technique destiné à la rassurer tandis qu’en conversant, ils marchent et barbotent dans le bassin. Le titre de ce documentaire, qui rappelle le slogan « Sex, drugs and Rock n’ roll », suggère une posture de la part des auteurs face à cette « anticipation ». En effet, au-delà de la surprise, rien dans ces récits ne contredit un sentiment généralisé de conformisme : si les personnages se font trans-genres, ce n’est que pour satisfaire les canons les plus plats, la logique la plus normée. En revanche, on sera surpris d’entendre les dires des créateurs de ces outils, esprits surdoués mais totalement mystiques, comme imprégnés d’un esprit new age. Ainsi ces derniers imaginent-ils que leurs inventions dépasseront la médecine pour pallier aux handicaps physiques, à la Avatar (le film de James Cameron). Alors qu’ils se perçoivent sans doute à raison comme des démiurges, des Pygmalion, ils versent dans l’utopie et ne voient plus de limites à leur pouvoir effectif sur le réel.

Dans leurs dé-réalités, toutes ces œuvres ont en commun l’absence de personnages. Les décors sinistrés de Marina Gadonneix sont abandonnés, la scène imaginée par Cédric Canaud est désertée et la ville qu’il filme depuis une voiture, fantomatique. Chez A. Della Negra & K. Kinoshita, les avatars manquent. Ces différents travaux font appel à notre capacité de discernement et notre faculté à pénétrer des univers de jeux, de décors et de simulations, comme autant de réalités qui peuplent la « vie réelle ».