Degottex Le lieu de la « liberté totale »

Je me trouve devant l’œuvre, devant les œuvres de Jean Degottex. Cette œuvre est née de sa rencontre avec son espace intime, ce qu’on appelle justement le « sujet » de son tableau, et la matière qui le constitue. Cet « élément plastique », comme il préfère nommer ses tableaux, s’appelle élément car il se distingue mais ne se dissocie pas du monde tant interne qu’externe qui l’a inspiré et qui le porte. Le tableau concrétise non pas cette rencontre mais une homologie, une évidence de l’isomorphisme, ou plutôt de l’ »isosubstance », ai-je envie de proposer comme néologisme, entre la chair, l’œuvre du regard, la peinture au-devant de soi, le monde qui s’y trouve et dans lequel elle se trouve

Son œuvre nous présente, non, elle ne nous présente pas, elle nous ouvre à, ou plus exactement elle nous fait entrevoir – car il y a toujours de l’entre dans cet échange entre cette œuvre et moi- elle nous fait entrevoir le « contenu du vide », selon ses propres expressions.
Et moi, je sens que je ne peux que concilier : être devant et être dedans, et le vide que la toile me donne, je le lui donne à mon tour.

Notre possible connivence ne peut s’organiser qu’autour de ce vide médian, celui que je porte au-devant de moi symétrique de l’ombre qui me suit, et celui non pas de Degottex lui-même mais de sa proposition vivante.
Le vide est le ressourcement de l’œuvre, comme le dit magnifiquement le philosophe Henri Maldiney.

Le paysage, la vague, le souffle marin, la calligraphie, la « déperdition du coup de pinceau » selon ses propres dires, l’écriture suggérée, le volume suspendu entrent en résonance avec les fragilités qui me constituent.
Ce n’est pas le manque que chérissent les psychanalystes obsédés de castration, c’est la respiration alternative, ce que les artistes appellent l’inspiration qui vient vivifier nos aspirations à être, ce verbe toujours en mouvement.
On est là en présence de l’ »essance » avec un a comme la définit Lévinas pour mieux désigner le sens verbal du mot être, cette construction permanente.
Le terme de présence me vient qui est paradoxal car la présence naît tout autant de ce qui est entre que de ce qui est là.

Degottex nous rappelle non seulement à notre présence au présent de l’interlocution avec l’œuvre ou avec autrui, mais encore et surtout à notre état de présence à ce qui est toujours à venir comme dirait Blanchot qu’il aimait à citer. La thérapie devient dans cette perspective comme le récit dont parle si pertinemment Maurice Blanchot : Mouvement vers un point non seulement inconnu, ignoré, étranger mais tel qu’il ne semble avoir, par avance et en dehors de ce mouvement, aucune sorte de réalité, si impérieux cependant que c’est de lui seul que le récit tire son attrait, de telle manière qu’il ne peut même « commencer » avant de l’avoir atteint, mais cependant c’est seulement le récit et le mouvement imprévisible du récit qui fournissent l’espace où le point devient réel, puissant et attirant (…) Le récit a pour progresser cet autre temps, cette autre navigation qui est le passage du chant réel au champ imaginaire, ce mouvement qui fait que le chant réel devient, peu à peu quoique aussitôt (et ce « peu à peu quoique aussitôt » est le temps même de la métamorphose) imaginaire, chant énigmatique, qui est toujours à distance et qui désigne cette distance comme un espace à parcourir et le lieu où il conduit comme le point où chanter cesse d’être un leurre (2).

Pourquoi Jean Degottex m’intéresse-t-il non seulement comme critique (occasionnel) d’art mais aussi comme thérapeute ? Parce nous y retrouvons le projet même de la thérapie qui désigne l’être, on pourrait dire qu’elle est vers l’être, qu’elle agit l’action d’être vers un être qui se dérobe sans cesse : verbe être tentant en vain d’attraper l’être comme substantif. Elle procède à sa « définition » en train de se faire et de se défaire. Et l’action de (se) définir sans cesse, de jouer constamment avec ces limites conjure qu’un jour il faudra bien se résoudre à cette limite : notre fin définitive.
« Ce dont on ne peut parler, il faut le taire » affirme Wittgenstein comme dernière proposition de son Tractatus logico-philosophicus cependant que nombre de psychanalystes prétendent que la symbolisation ne peut passer que par le langage verbal.

Mais Degottex nous révèle que ce qui ne peut se dire peut se suggérer, s’approcher, qu’on peut jouer, y compris joyeusement, ce qui peut paraître osé de prétendre devant des tableaux dont on perçoit qu’ils touchent à de l’essentiel, qu’on peut jouer avec cet indicible à travers du concret parfois à peine retouché.
« Impossible de définir
ce qui est par-delà les mots.
Dans le pinceau ne doit même pas rester
une goutte d’encre »
dit Maître Dogen (13ème siècle)

Qu’est-ce qu’un geste ? Une inscription dans l’espace plus durable qu’une empreinte
Qu’est-ce que le vide ? Une ouverture active
Quel est le sens d’un signe ? Le signe ne représente pas, il contient en un seul mouvement le signifiant le signifié et le référent qui cessent d’être artificiellement décomposés mais se révèlent unicité qui n’est pas un en soi mais un présent dans son devenir.
« Le geste de la fleur c’est la fleur » dit Jean Degottex en 1960. Le geste, c’est la fleur et sa perception de la fleur et l’espace entre lui et la fleur, c’est la fleur qu’il s’approprie mais c’est aussi la fleur qui, comme les arbres de Cézanne avant qu’il les peigne, la fleur qui le regarde, et tout son regard qui en est fleuri…

L’espace de Degottex n’est pas vide, il est peuplé de vide, il est peuplé par le vide si je peux oser cet oxymoron.
Et ce qu’il pose comme signes, ici ou là, sont comme ces concrétions qu’André Breton essaie de cerner en réponse à cette question de Claude Lévi-Strauss avec qui il vogue sur le bateau de l’exil dans un voyage commun vers la Martinique entre le 25 mars et le 20 avril 1941(C’est 14 années plus tard en 1955 qu’André Breton préface avec Charles Estienne une exposition de Degottex)

La question de Lévi-Strauss portait sur le caractère de l’œuvre d’art de « liberté totale ». André Breton définit ainsi « l’attitude initiale » de l’homme : « identification progressive du moi conscient avec l’ensemble de ses concrétions (c’est bien mal dit) tenu pour le théâtre dans lequel il est appelé à se produire et à se reproduire »
L’identification de l’être humain ne se fait pas, remarquons-le, avec ses concrétions mais avec leur ensemble comme espace où se mouvoir. Tout se passe comme si les « précipités » de lui-même, délibérés ou non, plantaient un cadre théâtral. Le terme utilisé pour le rôle que l’homme doit y jouer n’est d’ailleurs pas « se représenter », qui supposerait une figuration d’une identité préalable, mais « se produire » et « se reproduire », c’est-à-dire se prendre soi-même comme production, agir son propre engendrement, devenir son propre ancêtre.
L’homme se projette ainsi pour mieux être et poursuivre l’édification de son être en devenir, et ce, à l’intérieur même de sa projection, comme si celle-ci formait un monde complexe auquel s’identifier depuis une place de spectateur de soi-même. « Nous marchons à travers nous-mêmes », écrit James Joyce.

Cette identification à sa propre création qui est faite de toutes nos complexités et contradictions, est progressive et c’est au bout de tout un cheminement que l’être humain pourra se découvrir lui-même comme « extrait » (au sens chimique) de son propre monde dans lequel il a mis des bouts solides de lui-même, à la fois fragments de lui, dépôts issus de lui, et pièces dont il est l’auteur.
Comme Oscar Wilde l’a répété maintes fois, la vie imite l’art, et l’homme finit par s’identifier à son monde rempli de ses statues virtuelles ou concrètes multiples. Dès lors, il peut le prendre comme cadre de ses déambulations, comme le théâtre de son réengendrement.

Les propositions de Degottex sont moins de l’art plastique selon la dénomination consacrée, que le théâtre où se joue l’être humain en train de se faire sans cesse dans un gérondif infini. Je n’y vois pas, comme on pourrait y être tenté, une figuration de transcendance mais l’occasion immanente de se fonder encore, de se définir provisoirement et éternellement à la fois, de s’insérer entre ces deux espaces : nous dans l’espace, l’espace en nous, nous comme découverte qui se dévoile en même temps qu’elle se crée…
Les déchirures qu’il a pratiquées se chargent de lumière :
« La déchirure,
non,
le jour de la déchirure »
écrit le poète André du Bouchet

N’est-ce pas fondamentalement là le processus de toute psychothérapie qui part de déchirures pour en inaugurer un espace. Cet espace interprojectif de la rencontre entre soi, la représentation de soi, la représentation du thérapeute ; et surtout les représentations du vide délimité par leurs contours qui se révèlent des signes en correspondance, cet espace dessine une production singulière et inédite.

La psychothérapie et la psychanalyse semblent procéder par soustraction jusqu’à atteindre l’essentiel. Mais ce qui en fait l’originalité, c’est que cet essentiel ne se dévoile pas, qu’il ne se révèle pas non plus, non : il surgit comme s’il avait été là depuis toujours et pourtant il se crée et se recréée, inédit.
Les soustractions auxquelles semble procéder Degottex ne vont pas vers l’essentiel par élimination, ou plutôt ne vont pas seulement à l’essentiel par élimination, elles vont au minimum, au concret, à l’élémentaire qui résume, temporairement, l’essence saisie dans sa justesse provisoire qui se poursuit d’œuvre en œuvre. Elles « remontent jusqu’à la sève » comme a justement écrit Breton de Jean Degottex. `

Ce minimum que j’appellerai par plaisanterie ce « minimum vital » nous enseigne que ce temps n’est pas à la disparition de tout mais que le vivant peut toujours renaître.
Alors je comprends : je me trouvais devant l’œuvre, les œuvres de Degottex devant les vides qu’il me propose, d’abord dans ses tableaux, puis vide porté par des rapports entre des objets : papiers collés et arrachés, toile de coton, brique sauvage, bois fendu. Je pense au travail de John Cage sur le Silence et l’écoute de ses pièces silencieuses (dont le fameux 4’ 33’’ de 1952) qui fait partie de l’œuvre elle-même. De la même façon, voici que je suis incorporé dans l’œuvre de Degottex et que j’entre quelque peu dans sa méditation.