Depuis combien de temps marchons-nous… Isabel Bisson Mauduit

« Ce jour sans fin a révélé une part de folie dans mon travail dont je n’avais pas conscience. Broder à l’infini, broder jusqu’à l’inouï ennui. » Les deux phrases d’Isabel Bisson Mauduit, affichées à l’entrée de l’exposition Déconfilement au mois de juin dernier pourraient tout aussi bien s’appliquer aux traditionnels « travaux de dame » qu’à la familière étrangeté de la situation actuelle.

La broderie sur toile, vierge ou imprimée, sur papier, sur photographie, comme en témoigne, entre autres, l’exposition collective Souvent il arrive que… Broder ! organisée par Dominique Cabrera à Montreuil ou l’invitation de Dominique Cabrera et Isabel Bisson Mauduit à l’émission de Céline Du Chéné, Par les temps qui courent, sur France Culture, toujours en juin dernier, est ainsi devenue mise en dialogue de l’intime et de l’ornement – les initiales brodées du trousseau, les ornements liturgiques… – avec la parole publique, voire politique, des femmes. Sans même s’attarder sur les ambiguïtés du champ sémantique de la broderie, il n’est que de comparer les lignes consacrées à la brodeuse ouvrière et à la brodeuse machine dans les dictionnaires du XIXe siècle, les peintures ou les photographies de brodeurs et de brodeuses. Le geste de l’artiste est ainsi, à travers la broderie, interrogation des représentations, anciennes et actuelles, de l’occupation féminine dans la mémoire familiale, en institutions de charité, hôpitaux et prisons, questionnement de l’altérité et de la différence.

Dans les broderies, à la machine et à la main, d’Isabel Bisson Mauduit, le support et le sujet sont pensés et conçus en symbiose dans une recherche, autant anthropologique et sociologique que plastique, sur l’individu et le social, l’identité et l’intimité. Le paysage se fait organe et inversement, le papier peint, les draps de famille anciens, les rebuts et poussières de tissus se font question de société et de temporalités différentielles.

Isabel Bisson-Mauduit photographie, dessine, coud et brode. Sur le camaïeu feutré du tissu formé par les couches de poussières de tissus récupérées dans le filtre du sèche-linge, elle brode des mots et des expressions, Il ne se passe, Rien, avec du fil de laine à repriser. Les amas de poussière textile dessinent tout un paysage de traces privées, une archéologie de l’intime au quotidien, sur lequel les pensées brodées, tant par la matière que par les mots, disent, en écho, le poids du travail et du temps domestiques, l’histoire et la place des femmes dans l’intimité comme dans la société, une égalité toujours à conquérir. Travail solitaire, la broderie est sculpture du temps, ralenti, étiré, temps, intime et social, de l’ennui maîtrisé peut-être. Le geste, unique et répété du point – le détail et l’ensemble -, engage le corps, le mot brodé en dit l’histoire.

Les bois, Abris. À l’origine, la photographie fonde l’image. La démarche est documentaire, le démantèlement des camps de migrants dans le bois de Vincennes, la forêt, les abris précaires dissimulés derrière les arbres, protégés par la végétation, l’abandon et la fuite nécessaires lors de l’intervention des forces de l’ordre. La photographie imprimée sur le drap de lin d’une aïeule devient partage d’une histoire, attention double à l’altérité et à l’intimité. Puis la machine à coudre, ordinaire, danse, s’emballe ; le point soulève le tissu, le sculpte, lui donne une profondeur, recouvre les tentes, les dissimule sous un enchevêtrement de fils qui deviennent mousse, branches, feuilles, lianes, racines, rhizomes. Le cadre de chêne relie l’homme à la forêt, fait sens (série Abris, broderie machine et main sur tissu de coton dans cadre de chêne). La végétation de fil pousse ses ramifications et ses radicelles au-delà de l’image collée ou imprimée, s’étend sur la toile de lin tendue sur châssis (Le grand bois, Encore la jungle) ou clouée au mur, se densifie sur le papier imprimé dans les boites lumineuses (Désordre, Abri). La forêt de fils semble bruisser dans le vent des murmures en mille langues d’histoire de survie, de mémoires abandonnées, de frontières franchies, de refoulements encore et toujours. Le regard doit fouiller le désordre végétatif des fils de coton pour découvrir les traces et les indices d’une vie hors de la vie (La couverture rouge), les abris précaires d’une existence menacée (Kassel) que les bois dérobent à la vue des citoyens indifférents. Le caché et le visible. L’ornement, en devenant matière à voir et à penser en relief, donne à la photographie documentaire le temps d’une éthique de l’altérité, la durée d’une présence que le quotidien ne cesse de gommer ou d’expulser.

Depuis combien de temps marchons-nous. La série – reproductions sur Dibon de draps de lin brodés à la main – construit les narrations multiples de l’errance et du déracinement, des évitements et des langues inconnues à décrypter au jour le jour. Les silhouettes dessinées au fil garance sur la toile vide disent la solitude et l’identité niée dans le nomadisme forcé de la migration. On ne sait d’où ils viennent, de pays qui font un jour l’actualité de leur désespérance, de régions dont le nom sonne l’étrangeté et la méfiance ; on ne sait où ils vont, quand se terminera cette marche d’espoir infime, d’une vie autre, rêvée ou pensée à la mesure de ceux qui les refusent. Les silhouettes, isolées, en groupe, à la file indienne, saisies dans leur mouvement et esquissées au point droit, sans visage, marchent dans le vide, le no man’s land de la toile blanche Les matelas dans les bras, avancent vers une solitude dépossédée de tout ce qui fait attachement autre qu’à ce que chacun porte (Sacs rayés, Baluchon).
Voir et ne pas voir. En brodant de fil garance, entre les scènes imprimées de l’imaginaire idyllique d’une toile de Jouy, les images médiatisées des migrants, Isabel Bisson Mauduit introduit le doute jusque dans la proximité formelle et la radicale altérité des scènes et des silhouettes répétées sur la toile écrue, elle invite le regardeur à questionner et à documenter l’esthétique dans l’ambivalence des mots autant que de son regard. Point droit de la broderie contre dessin gravé sur rouleau, dans le labyrinthe des interstices, des hommes, des femmes, des enfants, anonymes, isolés ou en petits groupes, portant ou roulant dans un caddie ou une poussette (Caddie et ruisseau) les sacs rayés gonflés de leur vie présente (Posés sur le bord) , marchent (Les matelas dans les bras), se reposent ; bergers, bergères, amoureux semblent tour à tour indifférents, montrer ou adresser un signe aux marcheurs eux-mêmes indifférents à la campagne rêvée du XVIIIe siècle. Cette nature (“Deux moutons”) n’est pas celle où ils pourront s’arrêter, se dissimuler aux portes de la ville, survivre le temps de la quête d’une traversée. Confrontation des régimes d’historicité ou mise en cause de notre sociabilité, le mot migrant, si évident des débats et rumeurs de notre modernité, n’appartient pas aux motifs monochromes des toiles écrues, peuplées de bergers et de bergères et d’amours champêtres, au monde aimable et décoratif des pastorales, non plus que les caddies surchargés de sacs plastiques ; appartient-il à notre imaginaire de la vie ?

Broderies main de fil rouge sur tissu imprimé dans cadre de chêne ou lé photographique de papier peint, la déconnexion des mondes et des temporalités n’est pas mise en jugement, mais invitation à suivre un chemin, à s’y perdre en compagnie, à y déranger nos certitudes, à y altérer nos références. Dans une démarche où la dimension documentaire reste prégnante, où la qualité plastique débat avec les questionnements des sciences sociales, les œuvres d’Isabel Bisson Mauduit s’ouvrent ainsi à toutes nos ambiguïtés, instruisent le doute du regard et de la pensée.