En tant que co-curateur du Savignano Immagini Festival ce texte a été publié en introduction du catalogue « On Being Now » édité par Pazzini Editore en italien et en anglais pour SIFest27 du 14 au 30 septembre 2018. Ce texte préfigure aussi les recherches du 2e Festival Fictions Documentaires à Carcassonne pour les 30 ans du GRAPH en novembre prochain.
« Le réel doit être fictionné pour être pensé. Le « documentaire » relève souvent d’un logique fictionnelle plus complexe que le « récit fictionnel » qui suppose une certaine stéréotypisation des possibles et de leurs combinaisons. La politique et l’art, comme les savoirs, construisent des « fictions », c’est-à-dire des réagencements matériels des signes et des images, des rapports entre ce qu’on voit et ce qu’on dit, entre ce qu’on fait et ce qu’on peut faire. »
Jacques Rancière entretien Médiapart à propos du « Partage du sensible »
Nous vivons sous la surveillance constante des caméras électroniques, observés et suivis par les connexions de tous nos outils de communication. La concurrence des appareils de prises de vues de type smartphone ou tablettes démultiplie les images solitaires, autocentrées comme les selfies et leur saturation des flux des réseaux sociaux facebook, instagram ou snapshat voit l’image se banaliser et perdre ses pouvoirs de rendre compte du monde. Cela coïncide avec l’ère généralisée des post (post modernisme, post histoire etc..) qui marque l’époque de la fin des utopies, de la perte des grands récits ; Max Pinckers quant à lui dénonce notre soumission à l’idéologie post-vérité. Etre aujourd’hui se conjugue au présent de ces flux d’images et de messages que nous ne maîtrisons plus, tout cela suppose une reprise en main, avec d’autres outils artistiques. Depuis plusieurs années des photographes souhaitent garder la dimension documentaire de la photographie tout en la rendant plus contemporaine. La sélection de SIFest en 2018 présente un ensemble de travaux produits dans cette perspective novatrice.
Ce courant récent a cependant des origines dans l’histoire du médium qu’il est bon de rappeler rapidement pour mieux le mettre en perspective. A propos des surréalistes Jean François Chevrier évoque dans Littérature et Photographie : “le document poétique”. « A partir de cette définition, ils permirent aux photographes : « de rejeter la “photographie artistique” – inspirée d’une peinture conventionnelle – et de sortir du strict professionnalisme. » Francesco Levy organise « Les Azimuts des Corps Célestes » comme autant d’étapes d’un voyage autobiographique où les objets d’une géographie humaine hérités des jouets de l’enfance dialoguent avec les clichés anciens, cartes postales et portraits carte de visite. La série met en scène le vieux rêve de l’humanité : vaincre la pesanteur et réussir à voler. Lucie Khahoutian reprend cette esthétique post-surréaliste pour des mises en scène intimes qui rejouent la culture arménienne en gardant à distance les dérives de la spiritualité, dans une visée proche des cultural studies .
Documents est une revue savante publiée entre 1928 et 1930, dirigée par le philosophe et écrivain Georges Bataille, elle revendique de s’intéresser aux « doctrines, à l’archéologie, aux beaux-arts et à l’ethnographie ». Cette multiplication des champs d’exploration des connaissances ajoute du contexte aux images et transforme leur approche. Emanuele Camerini dans La chance du débutant réunit des documents de natures très différentes, pour aborder un autre rêve de l’homme celui de la richesse. Pour ce faire il associe carte de tarot, transcription du bruit d’un détecteur de métal, plan d’une machine à dire la bonne aventure datant de 1900 , portrait d’un jeune chercheur d’or de 12 ans et site internet de l’étrange communauté The Church of Good Luck Absolution. Dans sa préoccupation documentaire un gros plan d’un fortune cookie que l’on trouve dans les restaurants asiatiques est complétée par une vue large d’une usine les fabriquant.
La seule présence du photographe sur un lieu, aussi potentiellement chargé d’évènements soit il, est condition nécessaire mais pas suffisante. Dans les années 1940 et 50 avec les photo-essays certains créateurs, d’abord américains, ont pensé que le facteur durée pouvait apporter remède à cette incapacité à rendre compte d’un situation. Le séquençage des photos les constitue ensuite en récit. Filippo Venturi a longuement fréquenté la société Nord-coréenne pour enchaîner deux séries d’images : son ensemble de portraits Fabriqués en Corée précède son approche plus critique sur Le rêve coréen. Les essais d’Andrea & Magda approchent la civilisation palestinienne à travers une utopie immobilière inattendue .Ina Lounguine a opéré à travers objets mémoriaux, documents et discours un retour sur l’histoire du racisme frappant les black people aux Etats Unis.
Dans son exposition New documents montée au Moma en 1967 John Szarkowski réunit Diane Arbus, Lee Friedlander, et Garry Winogrand ; dans son introduction il écrit « qu’ils ont redirigé la technique et l’esthétique de la photographie documentaire vers des fins plus personnelles. Leur but n’a pas été de réformer la vie mais de la faire connaître. » Richard Renaldi en construisant son autobiographie au quotidien se situe dans un tradition ancrée qui ne peut se justifier comme projet artistique que dans une attitude compulsive telle que Nobuyoshi Araki l’a familiarisée. La revendication identitaire répond pour Renaldi au combat collectif de reconnaissance des droits homosexuels qui ont abouti aux avancées des gender studies.
Dans son livre Pour une photographie documentaire critique Philippe Bazin met en avant les attitudes plus contemporaines du groupe de San Diego issu au début des années 1970 de l’Université de Californie. On connaît en Europe les œuvres de Martha Rossler ou d’Alan Sekula, sans former une école au sens moderne du terme ils partagent un même goût du montage « entre les photographies, entre textes et photographies comme alternative à la page de presse, comme production d’une contre-information. » Murray Ballard a compris les pouvoirs narratifs de la photographie tout en prenant conscience de ses limites , c’est pourquoi lui aussi les complète par des textes et des enregistrements sonores, ainsi que des extensions technologiques comme des QRcodes donnant accès à d’autres formes d’archives contextuelles.
Dans les années 1980 quelques ex-reporters français, Laurent Malone, Michel Séméniako et Marc Pataut ont remis en question leur posture et leur pratique pour établir de nouveaux rapports avec les personnes qu’ils abordent en photographie, ils leur donnent un statut moins passif à travers la photographie négociée et les contrats qu’ils établissent avec eux pour leur représentation. Carolyn Drake a opéré de la même façon avec les jeunes filles handicapées de l’orphelinat soviétique qu’elle a d’abord longuement fréquenté pour rencontrer et photographier ces exclues sociales. Quand elle y est retournée entre 2014 et 2016 c’était pour définir avec elles, devenues jeunes adultes, un ambitieux projet collaboratif. Dans une approche pas si éloignée de l’art thérapie elle s’est appuyée sur l’œuvre de l’artiste ukrainien du 19e siècle Taras Shevchenko, pour inciter les jeunes pensionnaires à devenir elles-mêmes créatrices dans une dimension empreinte d’ethnologie.
Selon son communiqué de presse l’exposition Voilà, Le monde dans la tête, Musée d’art moderne de la ville de Paris souhaitait exposer en 2001 « des œuvres visant à saisir et préserver le réel par diverses méthodes : archivage, compilation, collection, énumération, classement, enregistrement, accumulation… où se croisent données personnelles et destinées collectives. » Ce programme pourrait définir le projet Index G mené par Piergiorgio Casotti, diplômé d’économie et Emanuele Brutti photographe lors de leurs différents voyages à Saint Louis, Missouri, en 2016 et 2017. En une double approche d’une géographie humaine illustrée ils démontrent les macro-ségrégations immobilières dont sont victimes les populations noires.
Ces nouvelles attitudes remettent en question aussi bien le photoreportage
dans ses usages individuels et dans le travail d’agence, que les pratiquants de la « concerned photgraphy » ou de ce que le critique Paul Ardennne a simplement évoqué comme les pratiques artistiques contextuelles. Les artistes que nous exposons à SIFest 27 relèvent plutôt de ce que Philippe Dagen, critique d’art du quotidien Le Monde décrivait dans un de ses articles à propos d’Emeric Lhuisset : « un artiste d’un genre qui n’existait pas il y a une dizaine d’années ; ou en tout cas pas d’une manière aussi développée et raisonnée. Faute de mieux, elle pourrait être dite celle des artistes historiens. Comme elle est récente, elle n’a pas de nom reconnu. Faut-il dire « artiste historien », « artiste analyste », « artiste archiviste » ? Aucun des termes ne suffit à lui seul, car, dans les travaux de quelques-unes et quelques-uns de ses contemporains, archives, récits historiques, analyses politiques et économiques sont nécessaires et indissociables. »
La plupart d’entre eux opèrent une longue préparation de recherche théorique, parfois à caractère scientifique, avant de mener un travail de terrain auprès d’une communauté avec laquelle ils entretiennent des relations plus spécifiques que les simples reporters (Andrea et Magda en Palestine, Murray Ballard avec les adeptes de la cryogénisation). Plusieurs d’entre eux produisent à partir d’archives personnelles ou collectives (Paolo Ciregia, Carolyn Drake, Ina Lounguine, Francesco Levy). En mélangeant les sources d’images produites par eux ou réappropriées ils créent des fictions documentaires complexes.
Dans cette multiplication des étapes de la production il est intéressant de voir que remettant en question l’auteur au sens traditionnel, plusieurs d’entre eux travaillent en couple ou en duo (Andrea & Magda, Piergiorgio Casotti / Emanuele Brutti, Max Pinckers collabore dans ses longs voyages avec sa femme Victoria Gonzalez-Figueras) et même en collectif (Camille Lévèque, Ina Lounguine et Lucie Kahoutian).
Paolo Ciriega dans 125 évoque le bain de sang du conflit russo-ukrainien dans une installation qui constitue un anti-monument à la symbolique complexe. L’artiste s’attaque à démonter la rhétorique de la propagande. Un bouclier anti-émeute arraché aux forces de l’ordre sert d’écran aux documents historiques et à la mise en scène des gestes révolutionnaires d’auto-défense.
« La création d’une image peut transiter de façon fluide d’un acte performatif ou théâtral en une intervention sculpturale contextualisée par une archive trouvée, et s’ancrant dans un narration construite socialement », cette citation qui semble décrire la méthode de Ciriega est en fait due à Max Pinckers.
Il revendique pour lui une pratique du documentaire spéculatif. Il affirme que les images qu’il produit « sont conscientes de leur nature déceptive et sont capables de se questionner elles-mêmes de façon critique. » Pour dénoncer la fictionnalisation de l’information, l’orchestration médiatique des peurs il illustre différentes stratégies médiatiques falsifiées comme celle d’Ali Shalal Qaisi qui s’affirme publiquement comme le prisonnier photographié à Abu Graib. Pour mieux développer son point de vue spéculatif il n’hésite pas à intégrer à ses expositions comme à ses publications, revendiquées à compte d’auteur, articles de presse, extraits radio-diffusés, captures d’écran, images documentaires ou plus métaphoriques et interviews.
En quelques années la conscience politique des producteurs d’images leur a permis d’ouvrir le champ de leurs sources iconiques pour passer de simples préoccupations identitaires, certes revendicatives au sein de leur communauté, à des pratiques documentaires critiques ou à des fictions documentaires. Cette évolution leur a permis de traiter différents grands sujets existentiels et politiques au sens large déterminant notre manière d’être aujourd’hui et de répondre aux agressions du réel. Notre vie aujourd’hui ne peut se comprendre sans lien au passé, à l’histoire. Mais d’autres profitent de ces arrangements photographiques pour envisager une prospection sur le devenir de nos sociétés.