La globalisation de l’information met peu à peu en place un art international qui s’institutionnalise grâce à la sanction de quelques lieux et événements avec des pièces que l’on retrouve de Bâle à Venise, de la Documenta de Kassel à la Frieze Art Fair de Londres et de biennale en biennale. Celles des pays émergents de New Dehli à Brisbane , de Dakar à Kwangju en Corée et jusqu’à Sharjah dans les Emirats Arabes Unis tentent d’imposer une frange d’artistes locaux dans le hit mondial sanctifié par le marché dit de l’art. Des produits culturels de première non nécessité ainsi standardisés en sont en réalité les valeurs d’annonce et quelques œuvres de véritables artistes, valeurs refuges, quelle qu’en soit l’origine y trouvent malgré tout leur place. L’un des baromètres de cette situation, le Kunst Kompass publié annuellement par la revue allemande Capital prouve la domination des américains et occidentaux malgré la récente présence et la nouvelle circulation dans ce marché des œuvres d’ autres nationalités.
Jusqu’aux années 40 le modèle international était français. Les artistes des différentes diasporas qui firent cette renommée autour des grands courants modernistes venaient rarement de pays très lointains aux deux exceptions près du chilien Matta et du cubain Wilfredo Lam.Puis les trente années suivantes virent le retour en tête du modèle américain. Ce fut vrai dans la peinture, l’ensemble des arts plastiques comme dans la photographie. Les années 80 virent de nouveau le balancier s’orienter plutôt vers l’Europe. Ainsi l’Angleterre coachée par M Saatchi imposa les Young British Artists, Maurizio Cattelan fit briller les couleurs de l’Italie et l’école photographique allemande depuis Dusseldorf domina jusqu’il y a peu le marché de l’image. Il est intéressant dans leur intitulé même d’opposer deux expositions de l’année 1990 qui exploitaient les liens entre les domaines de l’art et ceux du commerce et de la publicité. « High and Low » au Museum of Modern Art de New York considérait les registres de réception de ces deux types de pratiques tandis que celle de Beaubourg évoquait dans un titre plus journalistique « Art et pub » . Cette différence d’approche semble significative de ce que Thomas Mac Evilley nomme dans son ouvrage « L’identité culturelle en crise » , on peut y lire l’illustration de son programme « Art et différences à l’époque post- moderne et post -coloniale »
Bien entendu ces rencontres au sommet ignoraient quelque peu les pays jouant dans les autres divisions. Deux expositions évènements annoncèrent à la fin des années 80 d’autres formes de sports artistiques autant que la présence planétaire d’autres types d’équipes. Il s’agissait des « Immatériaux » et des « Magiciens de la Terre » , un philosophe et un critique voyageur en étaient les responsables respectifs. La première préfigurait le règne des nouvelles technologies, de l’art virtuel et de son support privilégié internet . Elle eut pour contrepoint américain plus axé sur les prospectives de la communication « A forest of signs » , présentée au Museum of Contemporary Art de Los Angeles en 1989 sous titrée « Art in the crisis of representation » .La seconde accueillie à la Villette et au centre Georges Pompidou mettait sur le terrain des media artistiques d’autres pays et civilisations illustrant des imaginaires différents. Le champ technologique dont il ne faut pas oublier les origines militaires fut détourné au profit des créations civiles.et, sans avoir donné lieu depuis à une autre très grande proposition théorique comme celle de Lyotard essaima en diverses structures, européennes elles aussi, comme la ZKM de Karlsruhe, le festival Ars Electronica de Linz .Plus récemment fut créé Le Cube à Issy les Moulineaux et dans le cadre du bloc-images, selon l’expression de Paul Virilio le studio du Fresnoy trouva sa place.
Pour la découverte et la défense des artistes des pays non occidentaux la même équipe des « Magiciens » autour de Jean Hubert Martin proposa en juin 2000 le « Partage d’exotisme » de la Biennale de Lyon et l’an dernier une sorte de zoom plus géographiquement ciblé avec « Africa remix » . Certains de ces artistes avaient bien été sélectionnés pour quelques unes de ces biennales qui assoient l’opinion, mais leur œuvre ici replacée dans le contexte du continent gardait toute sa radicalité.
Si les Etats Unis comme les pays anglo-saxons ont développé depuis longtemps dans les universités, les écoles d’art et leurs musées les « cultural studies » appelées aussi plus clairement « post-colonial studies » , le champ reste en France trop marginal.Pourtant ce que nous évoquons plus volontiers sous la question des doubles cultures est matière à de nombreuses œuvres d’une vraie originalité. La Platform de la Documenta 11 en témoignait en 2002 grâce au commissariat d’Okwui Enwezor. Ce n’est pas non plus un hasard si , en 2000, une exposition consacrée à l’Ecole de Paris au Musée d’Art Moderne de la Ville , « La Part de l’Autre » fut doublée par la proposition, pour l’ARC de deux curateurs associés Evelyne Jouanno française et Hou Hanru, son époux chinois, intitulée « Paris pour escale » elle regroupait des artistes étrangers résidant dans la Capitale.Le champ mémoriel s’y trouvait interrogé aussi bien du point de vue masculin et décentré de Jakob Gautel que dans la lecture critique et poétique de la vie de la femme algérienne par Samta Ben Yahia, Le domaine du renouveau urbain général se trouvait exploité par les images numériques du japonais Ryuta Amae et mis en scène dans les installations de Kristina Solomoukha. Dans ces échanges et correspondances Francisco Ruiz de Infante posait la question de l’usage de la langue tandis qu’Adel Abdessemed et Sadane Afif abordaient radicalement des questions très existentielles. Les puissantes sculpture du philippin Gaston Damag usinaient des sculptures africaines prises dans la machinerie des exploitations artistiques colonialistes qu’elles dénonçaient avec une vraie force plastique.
La Biennale de Venise en 2003 invitait Gilane Tawadros fondatrice à Londres en 1994 de l’Institut International d’Arts Visuels (inIVA) pour mener une approche africaine de cette double culture. Un certain nombre d’ artistes des pays nantis s’inquiètent du corps et de l’identité dans les perspectives ouvertes en 1992 par l’exposition « Post Human » au Musée d’Art Contemporain de Pully/Lausanne à partir d’une réflexion de Jeffrey Deitch. D’autres créateurs des pays jeunes et des femmes artistes de tous les vieux continents ont trouvé plus urgent de travailler l’identité sexuelle, culturelle et sociale grâce aux outils privilégiés que restent la photo et la vidéo ainsi qu’aux nouvelles possibilités offertes par les autres technologies. Si j’ai pu réunir aussi pendant les Rencontres d’Arles 1996 grâce à Bernard Millet et à Christian Caujolles les « Archives des Lointains » c’était à l’occasion d’un programme intitulé « De nouveaux paysages humains » . Cette géographie de la double culture autour de la Méditerranée fut ensuite logiquement accueillie par Gérard Lefèvre au coeur du bien nommé, à l’époque, « Musée de l’Histoire Vivante » de Montreuil. De même Gilane Tawadros en titrant son exposition vénitienne « Fault Lines / Contemporary African art and Shifting Landscapes » soulignait par ces lignes de faille le change historique du paysage global . Dans son livre « Modernity at large, Cultural Dimensions of Globalization » publié par les presses de l’Université du Minesotta (1997) Arjun Appadurai avance à ce propos l’idée d ‘ « ethnic-scape » , une des composantes de cette « surmodernité » étudiée par Marc Augé.
Dans les dix dernières années les échanges doivent se penser en termes de flux et de contaminations réciproque au sein d’un multiculturalisme qui prend des colorations très variées suivant les civilisations en co-présence. C’est ainsi que la plupart des écoles d’art françaises incitent leurs étudiants à des voyages d’étude et des stages facilités par les échanges internationaux mis sous le prestigieux patronage d’Erasmus et Socratès. Si la Villa Médicis à Rome garde son prestige il est concurrencé par les résidences attribuées par l’AFAA : à la villa Kujoyama de Kyoto, dans les ateliers new yorkais et surtout dans les nombreuses villes mondiales que les bourses permettent sous la bannière Villa Médicis Hors les Murs. Cette institution mise en place à l’initiative de Michel Guy fut transmise de la compétence générale du Ministère des Affaires Etrangères à celle de l’Afaa grâce à l’action de Jean Digne, transfert qui lui a donné sa pleine efficacité d’échanges grâce à des jurys d’experts indépendants. Si l’Allemagne et les Etats Unis restent en tête des pays demandés par les artistes les destinations lointaines sont très souvent tentées. Les candidats comprennent les nombreux avantages pour leur création s’ils réussissent à changer leur statut de voyageurs en transit international, non pas en celui trop romantique de nomade mais comme l’évoquait Chen Zhen dans le catalogue de « Paris pour escale » en « fugitifs spirituels » Cette aspiration entrait symboliquement en conflit avec celle de son jeune compatriote Wang Du, puisque ces artistes comme ceux d’Irak exposés pour la première fois en France au musée du Montparnasse il y a quelques mois dans une exposition manifeste « Bagdad-Paris » grâce au soutien de Bernard Krief Capital et à l’action d’Eric Vinassac refusent ce destin programmé énoncé par le titre de son installation « Je suis une doublure » .En revanche et prophétiquement la pièce du grand artiste chinois décédé l’an dernier s’appelait « Quand les villes dialoguent avec le paysage intérieur du corps » , une version philosophique de la créolisation , définie selon le poète Martiniquais Edouard Glissant comme « le choc de deux cultures d’où découlerait de l’inattendu » . Sa pensée du tremblement sismique des cultures de l’homme lui permet d’engager des idées et des œuvres capables de fragiliser les puissances de ce monde. Sa ligne de conduite exprime un idéal du multiculturalisme à l’œuvre : ? Je me change en échangeant avec l’autre sans me dénaturer. ?