Les photos de Danakil et les photos et vidéos de Stéphane Sednaoui, Patricia Chicheportiche proposent un regard expérimental, non sur la femme, mais sur une ou des femmes, ou pour mieux dire : sur des corps de femmes. Avec chez ces deux artistes, une même interrogation : que peuvent ces corps ? De quoi sont-ils capables qui étonne et captive ?
On se souviendra à cette occasion que de la question : que peut un corps ? Spinoza avait fait la question éthique par excellence, et qu’il appartient au philosophe Gilles Deleuze d’en avoir repris la flèche en avançant qu’au niveau des êtres humains la question ne saurait être posée que sous la forme complétée : que peut un corps de femme ?
C’est que, on l’aura compris, la question est celle des devenirs. Ce que peut un corps, ce sont les devenirs dont il est capable : dès lors, ce dont il est fécond. Etant entendu que si la fécondité est la qualité féminine par excellence : il y a toutefois deux manières pour un corps d’être fécond. Enfanter, c’est à dire (se) reproduire et faire revenir la forme du même ; ou bien muter, devenir, et faire advenir l’autre, la différence.
Sednaoui et Danakil sont d’abord attentif à cette dernière modalité. Regardant une femme, leur question n’est donc pas de savoir si elle ferait un bon objet apte à la reproduction sexuelle ou sociale ; mais, interrogeant son corps, d’en ausculter les puissances et s’engager sur les chemins qu’il tient ouverts à des intensités et des désirs inouïs.
DANAKIL
Nous serons les derniers
Danakil propose une série de photographies couleurs de dos nus renversés dont le titre fait le choix d’un écart maximal entre l’image et les mots qui en disent le sens. Discrétion discursive qui approche du silence des images pour ne s’en départir que d’une remarque qui, plutôt qu’en préciser la pensée, en prend le relais.
Le traitement privilégie le gros plan : une mise en place du sujet dans le cadre proche de l’obturation. Le dos, rien que le dos, ou presque. La nuque, les mèches de cheveux qui en grignotent la naissance, donnent des clés. Elles orientent vers la lecture en sens inverse proposée par l’image. Surtout, elles font reconnaître le fragment d’anatomie que l’image nous livre. Juste le haut du dos, indépendamment des parties connexes. Le bas du dos annonciateur de la chute des reins et de ses rotondités ; les bras graciles, souvent expressifs, qui font la femme semblable à son image éternelle. Femme oiseau. Femme fragile. Femme fleur… Au contraire, la masse déconnectée laisse place à une incertitude de l’identification. Des chairs, oui. Vaste étendue de peau jouant sur les arêtes de la charpente osseuse, sur la musculature. Pas forcément une femme ; si ce n’est, peut-être, le lissé de l’épiderme qui luit, scintille et la désigne.
Mais, ce condensé de chair informe, sans organes ni organisation, pourrait être aussi un fragment de chair animale. Peut-être une baleine échouée, dans l’attente ? L’animal donc. Mais loin. Image lointaine, sans rien de préhensible, rien pour le toucher, rien pour la main. Image affect. Bloc coupé de toute commodité d’accès à la représentation qu’il appelle. Image sans mot. La chose pour elle-même. Abstraction. Forme informe. Ecran blanc ou s’enfoncer sans filet dans les associations, le fantasme, le rêve. Mais, os, muscles, peau. Tension. Puissance. Lutte. Corps pour corps. Etrangeté du désir dépris de son objet et qui passe outre la limite. Nous serons les derniers !
STEPHANE SEDNAOUI
Acqua Natasa
Installation vidéo H.D. et série de photos, Acqua Natasa est une œuvre limpide en même temps qu’acerbe où la pudeur jamais offensée n’en est pas moins retournée sur elle-même tel un gant pour lui faire effleurer le fond de folie dont elle recouvre les braises. Nouvel Actéon surprenant au bain une belle guerrière, Stéphane Sednaoui prend acte de la distance que la beauté célibataire signifie à ses adorateurs ; mais, non sans qu’il l’aide en retour à franchir l’écart qui la sépare de sa nature obscure en lui tendant le miroir de son rêve.
L’approche formelle est à la recherche d’une écriture du corps et de sa mise en page par le travail du cadre. Au gré de sentiments intérieurs qui sont autant de souvenirs dont la musique dicte la réminiscence, la figure s’étire telle une encre blanche sur fond d’eau bleue. Elle répète comme en songe le cycle de son existence et sa quête d’un fil qui la relie à son voeux. Tantôt, ramassant ses membres, elle s’écrit en creux dans la région centrale du cadre. Tantôt, s’inscrivant en grand, elle lance de flamboyants idéogrammes à la conquête de ses bords.
L’image est un hommage aux confidences qui s’échangent entre la musique et la danse. Au champ clos d’une eau matricielle, la figure mime ses blanches épousailles. Athlète en métamorphoses, embryon dansant dans sa nuit, elle échange ses plis avec l’onde et se déploie toute entière. Mais, lorsque le secret de son rêve trouve sa limite dans la paroi d’un regard, la beauté prend les plis du monstre. Tandis qu’elle frissonne et s’agite en grandes saccades sous les assauts du dehors, son voile de pudeur, devenu son linceul, s’incruste à fleur de chair. Il appartient pourtant à la musique de commander au flux du désir et d’en décider autrement. Refermée dans l’eau bleue de son désir impossible, la beauté virginale accomplit sa promesse d’engendrement. Au-delà de la violence qui sépare, elle accomplit la geste du vif dévorant le vif.
Janvier 08