Des nuits avec images en live du désir

Les grands romans érotiques nous proposent toujours en dehors d’un catalogue réincarné de fantasmes une approche personnelle d’un auteur qui joue du sociétal et de l’intime. Avec « Les nuits sans nom » Jean-Louis Poitevin prend pour cadre le Berlin de la fin du XX° siècle pour mettre en scène les chics soirées privées organisées par son personnage de Xanthe, prête à toutes les expériences, pour donner à ses multiples invités la mise en abîme imagée de leur propre plaisir, l’enjeu théorique en est donc l’image dans ses versions post-modernes.

C’est d’abord le roman d’une indépendance, celle de son personnage, qui va trouver avec un métier lui assurant subsistance et occasions et lieux de rencontres, celui d’agent immobilier pour des demeures de luxe. Elle y est invitée par Britta sa complice en plaisirs multiples. Intermédiaire de ces lieux d’exception, elle va aussi se faire l’organisatrice et le go-between des fantasmes des autres. Maîtresse de cérémonie, elle choisit dans le Berlin d’après la chute du mur les friches et lieux désaffectés qui y sont nombreux. Comme de nombreuses artistes des nouvelles technologies dont le projet artistique ne trouve que dans la complicité d’un ou d’une technicienne la possibilité d’être mené à bien dans toutes son ampleur, elle se donne la chance d’un adepte des claviers image et musique pour installer son décor multi-écrans.
Ce credo, il l’exprime pour elle : « Se voir en train d’être vu et se regarder passer en boucle sur l’écran de l’au-delà, pour les siècles des siècles… »

Bien sûr ce genre d’entreprise prend tout son essor avec le bouche à oreille des officiels de la branchitude locale, il nécessite aussi l’aide d’un ou de plusieurs sponsors, un producteur désabusé des réalisations porno y croit, dès lors l’aventure est lancée.
De même que le scoop a cherché dans le reportage le moment idéal le plus proche de la mort, le désir lui cherche la réciprocité : « Objet du regard et sujet de l’expérience, puis sujet du regard et objet de l’expérience. » Roland Barthes exprimait cette envie « j’aimerais tant voir mes yeux lorsqu’ils te regardent. » La technologie vidéo et le retour image permettent ce type d’expérience, de traque visuelle – plus que sonore – et les organisateurs des « nuits sans nom » le revendiquent : « oui, c’est cela qu’on va leur offrir, ce moment où l’extase reflue pour se coller sur la pupille de celui qui jouit et d’habitude ne peut le voir, c’est cette traque du regard par l’œil lui-même qu’on va leur faire connaïtre. »

S’ajoute à cette traque une belle écriture au plus près du corps de la jouissance, une intrigue mi-policière mi critique des habitudes et travers sexuels de certains hauts fonctionnaires (roman à clefs ? peu importe), nous sommes tenus en haleine par ces changements à vue entre une poétique de la baise et des moments plus ambigus.
Il y a dans cette mise en scène des nuits un sens de la chorégraphie contemporaine où la technologie joue un rôle essentiel mais où la complicité des corps trouve aussi sa dimension : « Elle a dit ballet intime et délicat fait de caresses inavouées, de regards sans insistances, de frôlements aussi légers que ceux des ailes d’un papillon sur la corolle du désir. C’était un ballet si dénué d’intentions qu’il fit affleurer sur le revers de ma peau des sensations incontrôlables. »

Bien entendu cette multiplication des points de vue, des écrans, suppose une virtualisation, une disparition de l’individu en tant que tel où les corps ne sont plus que vecteurs, Xanthe en connaît les risques, elle semble en retourner la problématique : « Mes rêves sont étranges, tu sais disait X. Ils sont peuplés de nombres, représentant des quantités de corps de toutes sortes qui défilent et qui parfois, dans un suspens du rêve lui-même deviennent des hommes ou des femmes, des chapelets d’hommes et de femmes. Les corps n’ont pas plus de réalité que des atomes mais pas moins. »

Dans une expérience plus individuelle lorsque Xanthe semble subir les désirs d’un groupe d’hommes d’une autre société secrète où elle se laisse entraîner le même type de retournement se produit : « Entravée, c’est elle qui les tenait (…). Elle comprit qu’elle était l’image inverse, celle que l’on ne voit jamais et qui orne au fond de nos yeux la porte ouvrant sur la nuit du crâne. Mais aussi qu’elle était une femme accédant à l’immensité de sa puissance. » C’est dans cette multitude d’aventures vers une libération que l’écriture luxuriante de Jean Louis Poitevin nous invite à accompagner son personnage.