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Des oeuvres inédites en France de Roman Opalka

En printemps 2011, Roman Opalka avait accepté l’invitation de la ville du Mans à participer cet automne dans deux expositions organisées par cette ville. Elles sont conçues comme une suite logique de l’exposition Le vertige de l’infini, organisée et présentée l’été dernier à la Chapelle de la Visitation et à la Galerie de l’Etrave de Thonon-les-Bains. Malgré la disparition de l’artiste au début du mois d’août, la programmation de deux dernières expositions prévues en 2011 à l’occasion de ses 80 ans a été maintenue.

Roman Opalka fut un homme obstiné, au point de consacrer plus de quarante ans de sa vie à remplir ses toiles par des nombres consécutifs. On connaît bien ses rigoureux principes : le choix d’un pinceau de taille n° 0, l’utilisation du même format de châssis 196 x 135 cm, l’ajout du 1 % de blanc supplémentaire dans les fonds de ses tableaux depuis 1972, l’enregistrement de sa propre voix comptant en polonais sur la bande sonore. Puis, une séance photographique à la fin de chaque journée de travail. Ses autoportraits prises à l’aide d’un ancien appareil photo, montrant doucement le changement des traits de son visage reflètent un inévitable processus du vieillissement et constituent peut-être la partie de son travail le plus facilement accessible au grand public.

Moins connus sont les Carnets de voyages, interrompus par l’artiste en 1992, soit à l’âge de soixante ans. Pendant plus de vingt ans, Roman Opalka durant ses déplacements a poursuivi l’inscription des nombres sur des feuilles de papier d’un format 32,5 x 23,8 cm. Ils furent tracés à l’aide d’une plume et de l’encre noire. Habituellement, on les considère comme des dessins. Il convient de préciser qu’après le retour d’un voyage, l’artiste en reprenant une toile, commençait par l’inscription du nombre suivant le dernier posé sur une feuille du papier. Galerie italienne Michela Rizzo à Venise, fut un des rares lieux à montrer cet été dans le cadre de l’exposition Il Tempo della Pittura, dédiée à Opalka, ces œuvres si rarement exposées, donc très peu connues. Venise étant une ville labyrinthe, il est possible, que malheureusement, mêmes les plus grands amateurs de sa création ont raté de justesse cette présentation.

Revenons, cependant, vers les expositions au Mans, visibles jusqu’à 22 janvier 2012 à la Collégiale Saint-Pierre-la-Cour et au Musée de Tessé. Elles sont préparées sous l’œil attentif de Philippe Piguet qui assure le commissariat. Connaissant Roman Opalka depuis longtemps, ce critique d’art est arrivé à lui « arracher » impossible, donc à le persuader de montrer publiquement les œuvres jamais montrées en France et très peu connues en Pologne. Pour le plus grand bonheur de l’image de l’artiste ! Puisque, ces deux expositions contribuent à basculer les idées répandues au sujet du caractère de l’artiste, trop souvent perçu comme quelqu’un d’obsessionnel, figé dans son monde conceptuel, difficile d’accès. En réalité, Opalka a très longtemps cherché sa propre voie, d’où venait son refus d’exposer pendant 10 ans après avoir terminé les études à l’Ecole des Beaux Arts et des doutes concernant la présentation publique de son ancien travail.

A la Collégiale Saint-Pierre-la-Cour sont accrochées des magnifiques gravures considérées par son auteur comme les œuvres de jeunesse. Temporairement, elles font face aux quelques Détails et autoportraits photographiques habituellement présentées durant les expositions de cet artiste. Avec la série Description du monde réalisée dans la technique de l’eau forte, on reconnaît déjà la touche d’Opalka, son savoir de faire vibrer la surface des toiles par de nombreux petits éléments répétés avec une étonnante régularité. On y reconnaît également sa prédilection pour le noir et le blanc. Mais, on découvre que l’artiste aimait aussi jouer avec la couleur. Ses deux lithographies réalisées dans les années 1967-1968, sont bien la preuve de cet amour de courte durée pour des couleurs vives. L’ironie de sorte : la première, intitulée C’est la lutte finale, a été réalisée pour un concours imposé aux artistes vivant dans un pays communiste que fut la Pologne dans les années 60., à l’occasion de célébration du cinquantième anniversaire de la Révolution bolchevique. Cette œuvre maniant avec le grand bonheur surimposition du rouge avec du noir, devait représentée la foule d’ouvriers approchant une ligne symbolique, départageant le monde en deux.

Au moment de produire cette gravure, Opalka était déjà en train de réaliser sciemment l’œuvre de sa vie, entreprise depuis le fameux après-midi en avril 1965, passé dans un café situé dans le quartier historique de Varsovie. Pourquoi alors, a-t-il réalisé cette lithographie ? L’année 1967 à l’Est en rien ne présageait la libération des exigences imposées par le parti unique concernant les sujets traités en art, survenue au début de la décennie suivante. Depuis 1959, la loi visant à ordonner et structurer la vie artistique en Pologne, a autorisé à ne pas présenter plus de 15 % de l’art abstrait lors d’une exposition dans un lieu public. Peut-être pour l’artiste c’était le prix de continuer ses “bizarreries” de chiffres, considérés à l’époque comme des “comptines moins intéressantes qu’un annuaire téléphonique” par un critique d’art reconnu ? Puis, Opalka a été déjà bien consacré en tant que graveur, plusieurs fois primés lors de Biennale à Bradfort, ou à Sao Paulo.

Des années plus tard, il avoua à plusieurs reprises concernant son “programme de la vie”, d’y ressentir à l’époque la seule façon possible d`échapper à l’ambiance de plomb dans un pays soumis à une planification officielle et dépourvu de toutes les possibilités offertes aux artistes vivant dans des pays démocratiques. C`était un univers absurde en décalage avec son image imposée par la doctrine, enfermant l`homme dans un espace productiviste, interdisant de produire des choses jugées comme « inutiles ». Artiste confirma également que la vie en Pologne communiste, donc le pays sans marché, sans galeries privées et sans collectionneurs ; a engendré en lui cette volonté de confronter en art la notion du temps, initialement le temps réversible avec la série de Chronomes peints dans les années 1962-1963, et ensuite le temps irréversible avec son œuvre le plus connue 1965 – ∞, terminée définitivement le 6 août dernier par le nombre 5 607 249, le dernier posé sur la toile pour toujours inachevée.

Si la Collégiale Saint-Pierre-la Cour nous fait découvrir les excellentes gravures de Roman Opalka, le Musée de Tessé offre une occasion unique de voir ses dessins réalisés pendant la période de ses études vers la fin des années 40. et durant la décennie suivante. Les solides études académiques de natures mortes sont suivies par les portraits de sa première femme, réalisés en encre de Chine. On n’est pas loin de beauté d’une ligne courbe évoquant certains dessins de Matisse. Un moment on découvre une gouache mêlant tous les tons du gris, justifiant la connaissance de l’œuvre de Wols ou de Fautrier, dont le goût à l’époque, a été inculqué aux Polonais par Tadeusz Kantor, fasciné par la peinture française d’après la guerre.

Merci à Philippe Piguet d’avoir pensé à ces présentations si éducatives. Les deux expositions démontrent exactement la même chose : le jeune Opalka était déjà un artiste doté d’un grand potentiel. S’il n’avait pas choisi sa voie quasi spirituel de s’enfermer dans le monde du temps mesuré, il devait immanquablement poser sa marque différemment, mais certainement aussi durablement.