DES VISAGES ET DES VISIONS

Olivier Kaeppellin a choisi pour l’xposition « Faire face » des portraits parmi les tableaux de Gaël Davrinche, né en 1971, qui se voit ainsi gratifié pour son demi-siècle d’une exposition et d’un catalogue dont le texte ne peut que l’encourager à persévérer dans son être.

L’intitulé de la rétrospective de Gaël Davrinche : FAIRE FACE définit une attitude et une position. Sans faux-fuyants, refusant les compromis, cet artiste affronte des défis. Dans la vie sociale, la réciprocité d’un face à face peut aller de l’affection attentive à la dissension agressive mais le face à face du peintre avec son modèle n’est pas réciproque, il induit une rumination creative, préambule de celle d’un regardeur qui fait le tableau … ou le défait.

Gaël Davrinche nous invite à revisiter l’art muséal. Il fait face à des modèles vivants comme il le faisait auparavant à des tableaux d’époques diverses qui l’ont touchés. Sa série des Revisités, initiée en 2005, se réappropriait des chefs-d’oeuvre de la peinture comme s’il voulait, au lieu de leur rendre hommage, se débarrasser de la hantise que ces figures fantômes suscitent en venant occuper nos regards de manière obsédante. Son désir de table rase, sans doute impossible devant un tel déferlement cultureln il l’a réalisé par un recours à l’enfance : il s’est intéressé au dessin d’enfant afin de revenir aux origines d’un geste pictural dont la vivacité pouvait remettre en mouvement des portraits figés dans les galeries ou dans les livres d’art.

La place éminente du portrait, depuis l’art funéraire du Fayoum jusqu’à Manet, a fait du visage humain l’objet privilégié de la peinture et de l’autoportrait la forme achevée par laquelle la peinture se résume quand le peintre se peint. Mais que se passe-t-il lorsque la peinture devient une activité sans sujet et sans finalité externe et que des thèmes autrefois incontournables allant des Vanités à la nature morte, du portrait au paysage, tendent à se dissoudre dans la pure plasticité d’une poïétique du faire ?

Du savoir-faire au lâcher-prise

Il serait cavalier d’affirmer que l’art du portrait aurait déserté la pratique picturale : nombreux sont les peintres qui ont donné leur vision du portrait au XXe siècle, de Bonnard à Munch, de l’intensité naturaliste de Lucian Freud aux tensions dramaturgiques de Bacon, au renversant Baselitz et à Marlène Dumas. Un peintre de portrait comme Yan Pei Ming reproduit une technique qui lui a permis d’être reconnu car reconnaissable. Gaël Davrinche, lui, ne s’enferme pas dans un style répétitif. Il travaille en explorant successivement différents états de la peinture – comme il y a différents états de la matière allant du solide au liquide et au gazeux. Sa manière procède du réalisme pop de Tye and Dye (2016) à l’impressionisme (Sunset, 2016), de l’expressionisme (Ultimate Initiation, 2014) au fauvisme (Beach Bitch, 2016 ou Incarnation, 2020). Il a parfois peint de façon réaliste des objets au même titre que des visages dans sa série Portraits et accessoires, association incongrue de visages et d’objets – une façon de faire qui serait surréaliste si sa peinture ne s’imposait pas en tournant le dos à l’image.

Un homard est posé sur sa tête dans un autoportrait/nature morte (2013). Autres accessoires : une pieuvre, des gants de boxe, des entonnoirs, une chaussure… Et un Mickey sur la tête d’un personnage portraituré (L’Immanence révélée, 2016). Un sac de plastique transparent peint magistralement coiffe une jeune femme (Claire, 2012).

Davrinche peint aussi des atmosphères comme ce nuage léger et presque oppressant de blancheur qu’est la Fillette à la colombe (2016). Et des flux, des coulures de peinture qui se superposent en transparence dans la série panique des explosions nommée Kalashnikov. Le format de ses portraits, avoisinant les 200%, accentue la brutalité de notre face à face avec sa peinture : elle nous saute vraiment à la figure.

Les tableaux de Davrinche exposent l’ampleur d’un champ pictural parcouru des tensions qui animent son projet. Sa peinture va d’un savoir-faire exigeant, proche d’une facture académique, jusqu’aux frontières de l’expressionnisme abstrait, évoquant parfois la gouaille burlesque d’Arnulf Rainer. Son savoir-faire maîtrisé ne s’oppose pas au lâcher-prise : il laisse place aux surprises qui peuvent naître de la gestuelle. Celles-ci existèrent dès l’origine de la peinture, ce que rappelle l’anecdote concernant le peintre Apelle dont on dit que, voulant peindre l’écume qui sortait de la bouche d’un cheval et au désespoir d’y parvenir, il jeta sur son tableau l’éponge qui lui servait à nettoyer ses pinceaux. Et par ce geste, il réussit à peindre l’écume. Ainsi, parfois, une intervention de l’accident se rajoute chez Davrinche à celui plus délibéré de l’accessoire.

Une expérience des limites

“Je tente de rendre visible la peinture, dit-il, comme expression de la couleur, de la touche, de la matière, du geste, de mon état sensible à l’instant T.”
En devenant à elle-même son propre objet, se manière de faire de la peinture se résume-t-elle à une recherche formelle et purement esthétique ? Sans doute. Mais cela n’empêche pas Davrinche de faire des incursions dans l’évocation, le second degré, l’ironie. L’allégorie est parfois présente dans le choix des objets qu’il utilise comme des accessoires – un terme signifiant pour lui le superflu, le dérisoire – alors que l’acte de peindre demeure bien l’essentiel. L’ajout de ces variantes anecdotiques produit un décalage qui peut faire intervenir une libre interprétation.

L’invariant de ce propos artistique ouvert reste de dépasser les apparences. C’est ce que font percevoir les moments de déconstruction présents dans la série explosive Kalashnikof comme dans l’exploration charnelle Under the skin ; s’ils semblent défaire les codes de la figuration, ils appartiennent pleinement au genre du portrait. Dans ces deux séries, l’accentuation de la peinture à laquelle Davrinche laisse le champ libre ne tend pas à faire perdre la face ni disparaître le sujet, elle procède d’une expérience des limites qui nous montre que le visage humain résiste en échappant à ce qui malmène sa représentation – ne serait-ce que par l’acuité d’un regard et la densité d’une présence hallucinée. Pour des portraits frôlant l’abstraction, Davrinche est parti de photographies de personnes internées à l’asile de Rodez où avait été interné Antonin Artaud. C’est leur expérience intérieure qui se présente face à nous, comme dans Inside (2016)

L’exposition Faire face nous saisit plus qu’elle ne nous séduit. Elle déploie toute la palette de ce portraitiste émérite, retraçant les étapes de sa réflexion autour de cet objet qui n’en est pas un, le visage humain. Chaque oeuvre nous retient par ce qui fait l’intérêt de tout portrait : sa singularité. Chaque tableau insiste. Il nous intrigue. Car chacun, écrit Olivier Kaeppelin, est “un dispositif conçu pour nous interroger et nous faire face”. Et, peut-être, pour nous piéger ?