Devenir contemporain, La couleur du temps au prisme de l’art

Christian Ruby, philosophe et auteur de plusieurs ouvrages récents, s’intéresse aux enjeux politiques de l’esthétique et aborde l’art contemporain en interrogeant ses implications dans la construction du sens et des devenirs collectifs. Dans son dernier ouvrage paru aux Editions du Félin, il trace un parcours dans la philosophie esthétique moderne et contemporaine pour interroger les enjeux qui peuvent être aujourd’hui projetés dans l’expérience de l’art.

Dans cet ouvrage, Christian Ruby aborde une question qui peut sembler inepte à première vue : « Devenir contemporain ? » interroge le titre, supposant ainsi que notre présence au monde ne suffit pas à nous en faire ses contemporains, exigeant de réfléchir à ce que l’on projette en lui lorsqu’on accomplit notre « devenir contemporain ». Si nous venons au monde par notre naissance, nous devenons du monde par les actions que l’on y initie, en nous impliquant dans l’avenir des sociétés. C’est de ce constat bien souvent oblitéré que part C. Ruby pour penser le contemporain sous un mode moteur pour nos existences.

De même, on parle d’art contemporain comme d’une évidence : c’est ce qui vient après l’art moderne sans que l’on sache quand cette qualification cessera d’être opérante pour désigner la création en cours. Pourtant l’art contemporain n’est pas simplement l’art du présent, il est une posture face au monde qu’il représente, et selon la thèse de C. Ruby à laquelle nous adhérons avec force, il « encourage et promeut la mise en mouvement de chacun, la mobilisation de soi, dans l’ouverture sur des pratiques solidaires, des pratiques en archipels » (p. 37). Ces enjeux définissent la dimension politique de l’art, celle qui fait de l’oeuvre d’art une expérience profondément signifiante. Le spectateur est alors invité à travailler son instance de jugement critique en participant activement au visible. Mais plutôt que de rattacher la question de la réception de l’oeuvre à la réflexion sur le spectacle (spectateur), C. Ruby revient sur la notion de « public », interrogeant son histoire et les manières dont elle a été pensée et positionnée dans le champ politique. Substitué au peuple, le public est l’instance non politisée dans laquelle s’opère la communion sociale. En tant que lieu d’adresse à des publics, le champ de l’art a ainsi été saisi de manière constitutive pour la pensée dans les théories politiques du XX° siècle qui cherchaient à définir les rôles et les définitions de cette nouvelle instance.

L’ouvrage de C. Ruby propose ainsi une histoire philosophique qui reprend et met en perspective les théories esthétiques en se souciant de chercher le sens que l’on souhaite aujourd’hui donner à notre contemporanéité, à ce futur que l’on dessine. Le sous-titre précise l’angle de réflexion : « La couleur du temps au prisme de l’art ». En fait à la lecture on est plutôt pris dans le prisme philosophiques et dans les places et pouvoirs qu’il accorde au public et à l’art. L’oeuvre se fait discrète, le plus souvent abordée dans les notes, succinctement, comme si la seule référence à son existence suffisait à asseoir sa posture dans la quête du contemporain. Mais la lecture de ce livre offre d’abondants lieux de réflexion de ce que l’on attend aujourd’hui de l’oeuvre et de son public, du pouvoir de jugement qui s’y exerce et des regards sur le monde qui s’y constituent. L’engagement n’est plus révolutionnaire mais il est dans la motivation à impliquer les spectateurs « dialoguant avec et contre le sens commun, dans un espace de jugements en archipels » (p. 160). Un espace que l’on imagine étendu et mouvant, dans lequel on souhaite circuler parmi les oeuvres et les idées, comme on espère que vous le faites avec les archipels proposés dans lacritique.