Depuis son invention, la photographie semble entretenir une relation privilégiée avec les fantômes : comme si la forteresse naturaliste de l’indice, minée dès sa naissance par un « principe d’irréalité », avait d’emblée installé la trace au carrefour paradoxal de la science et du spiritisme. Car si la photographie fut bien pleinement une invention de son temps, c’est aussi parce qu’elle cristallisa en un objet physique le double paradigme d’un changement de monde (la révolution industrielle) et d’un décentrement de la vue (le déport de la faculté de voir vers le non-humain) : c’est ce que Benjamin nommera « l’inconscient optique », désignant ainsi le mouvement par lequel le spirituel fut transféré à l’intérieur de la machine, l’investissant d’un pouvoir désormais retiré au regard humain (1)
Ce fut peut-être ce lien du mécanique et de l’anthropologique qui permit à un fond d’animisme d’investir de ses fantasmes ce nouvel instrument, apte comme nul autre à saisir « sur le vif » la mort future, avec une fulgurance et une efficacité qui n’est pas sans rappeler un autre objet de sidération du regard : la guillotine(2). Car l’appareil photographique, avec l’ouverture et le couperet de son obturateur, tranche la chair de la réalité, temporellement et sémiotiquement. Ce qui s’offre ainsi à la vue serait comme le franchissement de deux tabous phénoménologiques : celui de pré-voir et celui de sur-voir. Il n’est dès lors pas étonnant que cet œil prothétique, nécromant, aveugle et voyant tout à la fois, doté en quelque sorte des attributs de Tirésias, eût été pour les spirites l’instrument à même d’apporter une preuve irréfutable d’un au-delà véhiculé invisiblement dans la lumière, et d’inscrire ainsi dans la science nouvelle du regard la science immémoriale de la Vision.
La photographie fut ainsi le témoin et le catalyseur du changement qui s’est opéré, du XIXème au XXème siècle dans le statut de l’empreinte : là où pour les pionniers de la photographie, la trace était le représentant physique du sens(3), elle est devenue, avec l’avènement de la sémiologie, un signe, dont l’existence présuppose que le référent soit physiquement absent, et que le sens puisse être construit (et donc aussi déconstruit) par un processus différentiel d’écarts et d’exclusions relevant de la convention.
C’est-à-partir de ce point où l’histoire du médium se déclôt dans notre post-modernité que Dorothée Smith réhabite la notion de spectralité : venant à nouveau, les fantômes hantent désormais les pixels de nos écrans et de nos objets électroniques. Il n’y a ainsi, dans son travail, aucune nostalgie : elle sait que les re-venants appartiennent par définition à ce(ux) qu’ils hantent, c’est-à-dire, non à la chair passée des signes, mais à leur archive future.
Étendant ainsi la notion derridéenne d’« hantologie »(4) au-delà du champ philosophique, Dorothée Smith a fait du spectre la métaphore d’un travail diachronique, invisible, forant de l’intérieur la machinerie ontologique.
Outil de « déjointement » des identités, le fantômal opère tout particulièrement dans ces zones de haute tension que sont la nature, le genre, le sentiment de fusion amoureuse, l’appropriation ou l’altération des corps, qu’ils soient biologiques, sexuels ou politiques. Loin de rester purement abstrait, ce langage conceptuel se décline, chez elle, dans une syntaxe élémentale, une « climatique spectrale », modulant les formes extérieures selon le degré calorique des transitions de phase, depuis le gel jusqu’à l’évaporation, en passant par l’état liquide.
Dorothée Smith expérimente ainsi sur la présence à la fois matérielle et énergétique du « spectre », dans tous les sens du terme : la rémanence calorique et le rayonnement que l’œil ne peut voir, mais que les caméras thermiques ou l’infrarouge amplifient.Cellulairement marqua sans doute, à ce propos, une étape décisive dans son parcours : souhaitant éprouver physiquement ce que pourrait être un phénomène de hantise, elle simula, à l’aide de puces implantés sous sa peau, la palpitation invisible, à la fois présente et absente, d’une altérité. La spectralité, comme valence énergétique, déjoue la hiérarchie des oppositions (la présence et l’absence, le masculin et le féminin, le vivant et le mort, le noble et le trivial etc.) : les fantômes sont « sans qualités », ils se greffent simplement à d’autres fantômes, presque chimiquement. Aussi Dorothée Smith laisse t’elle s’hybrider (dans Spectrographies par exemple) discours philosophique, écriture poétique, réminiscences cinématographiques et chansons pop, relançant, dans leurs marées spectrales, les courants froids et chauds du flux mémoriel. Cette dualité se retrouve dans les couleurs qu’elle utilise le plus souvent : un orange presque nucléaire ou une blancheur laiteuse, un peu bleutée. À la polarité duelle de l’énergie chromatique répond celle de la matérialité des images, passant de la lumière froide et douce des tirages sur métal à celle, aveuglant presque la surface, des cibachromes brillants : comme les figures d’une nuit retenue dans le jour ou d’un jour abrité dans la nuit, déployant les variations poreuses de leur entre-deux.
Car entre le givre et la brûlure habitent les états interstitiels, ceux justement où la spectralité inscrit sa trace « climatique » dans le champ de la représentation : la vapeur des paysages de Löyly, la fumée, la brume traduisent comme un réchauffement de l’immobilité glacée des êtres et des choses ; car la mort étale et froide de l’image cache chez Dorothée Smith une profondeur, un « feu secret », une « non-mort » qui serait la véritable vie insaisissable, car au-delà ou en deçà de toute forme ou catégorie identifiables. Le froid la congèle, la chaleur l’active ; survient ainsi le fluide dans lequel baigne Agnès, comme un liquide amniotique, la semence transmutante des spectres, avant qu’ils ne se vaporisent dans l’air : les phénomènes hormonaux ne sont-ils pas d’ailleurs eux-mêmes spectraux, conditionnant invisiblement notre devenir biologique, psychique, comme un code attendant qu’un virus l’altère ?
Il y a d’ailleurs toujours comme un sentiment d’attente, de temps suspendu dans le travail de Dorothée Smith : peut-être les jeunes gens androgynes de ses portraits, semblant pris dans la torpeur de leurs rêves interrompus, sont-ils eux-mêmes embaumés dans « le transparent glacier de leurs vols qui n’ont pas fuis »(5) ? Signes blancs, attendant que le travail de la spectralité brise la stase des tombeaux, et que le voyage (re)commence : il y a beaucoup d’histoires de cheminements chez elle, depuis La Septième promenade jusqu’à ДАВАЙТЕ МЕЧТАТЬ. De l’altérité qui travaille la forme et l’écarte d’elle-même, jusqu’à l’absolument autre de ce qui nous est incommensurable, ces routes mènent vers une (dé)construction du soi, mais peut-être aussi, symboliquement vers la source inconnaissable du « feu spectral » : ainsi, dans les travaux les plus récents de Dorothée Smith, l’espace stellaire s’est-il mis à occuper une place importante. Comme si le voyage de ses cosmonautes vers l’origine à la fois d’un amour et d’une visibilité, dans un étrange raccourci temporel, venait télescoper la nuit primitive de la photographie, la lumière noire des étoiles mortes, révélant un peu de la géographie secrète du temps. De ce lieu sans lieu où dorment les traces, sédimhantées.
(1) Walter Benjamin, Petite histoire de la photographie, in Œuvres, Gallimard, Folio Essais, 2000, t II, p. 301.
(2) Raymond Bellour, Le corps du cinéma, POL, Paris, 2009, pp. 24-40.
(3) Rosalind Krauss, « Sur les traces de Nadar » in Le Photographique, Macula, Paris, 1990, p. 23.
(4) Jacques Derrida et Bernard Stiegler, Échographies de la télévision, Galilée INA, Paris, 1996, ch. « Spectrographies », pp. 127-149 et Jacques Derrida, Spectres de Marx, Galilée, Paris, 1993, passim.
(5) Stéphane Mallarmé, « Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui » in Poésies, NRF Gallimard, 1992, p. 57.