La dernière monographie de Dorothée Smith au Pavillon Vendôme de Clichy interroge le devenir-fantôme du monde contemporain. Présentée en ouverture du festival de cultures alternatives Jerk Off, l’exposition articule la question du médium photographique à celle des identités troublées, interrogeant la spectralité médiatico-politique du contemporain, en hommage à la pensée derridienne.
« Tout se passerait donc entre fantômes, entre deux fantômes »1. L’exposition de Dorothée Smith médite cette phrase par laquelle Derrida dresse un constat d’époque sur les nouvelles médiations du monde. Dans la société des médias et du « techno-télé-pouvoir », comme il l’appelle, la réalité serait devenue un large champ spectral dans lequel évoluent images, informations et traces, dessinant un milieu transitoire, instable et dynamique, propice à révéler la plasticité du monde. Dorothée Smith reprend à son compte cette définition derridienne de la spectralité comme motif politique, symptôme de l’époque, en la ramenant à son sens spiritiste, cherchant à capter ces nouveaux fantômes qui, sous formes d’empreintes technologiques ou d’identités insaisissables, peuplent le contemporain. Le medium photographique, décliné en plusieurs dispositifs, sert ici une réflexion sur cette spectralité ontologique —l’hantologie derridienne— que seul un art de l’interstice peut révéler. A travers une scénographie soignée, ménageant les contrastes, Dorothée Smith fait dialoguer les contrepoints entre science et magie, froideur de l’esprit et chaleur des corps, iconographie objectiviste et esthétique du trouble.
La salle consacrée au travail des Spectrographies ravive tout l’imaginaire de la capture magique des esprits, résurgence des premiers débats autour de l’apparition de la photographie. Evoquant dans une certaine limite les expériences de Bergson ou de Marey sur la saisie des émanations d’éther2 , Dorothée Smith met en scène la rencontre entre de nouveaux instruments d’imagerie scientifique —ici la caméra thermique— et une esthétique du merveilleux, au point de coïncidence de deux sens de la spectralité. Au mur, onze images carrées de petits formats constituent une galerie de portraits rendant sensibles la chaleur corporelle des sujets mesurés. Le public a moins affaire à des figures qu’à des formes semi-abstraites, à peine reconnaissables, des membres, des visages en un sens déréalisés, comme venant hanter la perception. Leur palette chromatique —du bleu au jaune en passant par des dégradés de violet et d’orange— supporte une esthétique techno-scientifique évidente, toutefois la photographe y ajoute une dimension incontestablement sensuelle, donnant symboliquement chair à ces esprits imperceptibles.
Dans le reste de la salle, trois écrans de projection sur trépieds, posés à travers la pièce, apparaissent comme par effraction au milieu de l’espace d’exposition. Dans le prolongement des œuvres accrochées au mur, Dorothée Smith se joue ici de la confusion entre le rendu du procédé de capture thermique et les projections mentales du public. Un spectre « chaud » de front, une ronde fantomatique, une division cellulaire… les entités apparaissent comme des phénomènes indistincts et autonomes, naviguant d’un imaginaire à l’autre, hantant les représentations inconscientes du spectateur.
La question du trouble identitaire est plus directement traitée à travers l’installation Agnès (C19H2802), dédiée au personnage d’une transsexuelle, sujet d’étude du sociologue Harold Garfinkel 3 . Autour de son histoire, le motif de la transformation sexuelle ou sexualisée est décliné sur six vidéos, cinq sur écran et la dernière projetée en grande dimension sur un des murs. Chacune des scènes retranscrit un moment de plasticité cosmétique ou biologique, allant du geste ordinaire (le maquillage, la coiffure) au rituel mystique (le voile), jusqu’à l’allégorie d’une renaissance (le cocon). Au centre de l’installation, un bac noir à hauteur de taille est rempli d’un liquide sombre, de la testostérone de synthèse (C19H2802). Sa géométrie à dix-sept côtés reprend la forme chimique de la molécule, support d’un glissement du schématisme techno-scientifique vers le formalisme esthétique. De la biologie à l’art, Dorothée Smith met ici en écho deux plasticités qui se recouvrent l’une l’autre : la mise en forme par l’image vidéo redouble la mutation organique pour mieux la rendre visible et en domestiquer les transgressions.
Malgré le choix du minimalisme, l’aspect léché des pièces de Dorothée Smith habille la crudité du sujet d’un effet de préciosité, qui appuie l’intention esthétisante. Frontale mais lissée, cette fantasmagorie du monstre d’élégance pourrait même être perçue comme une tentative de déceler le sublime dans la transsexualité, alors redéfinie comme une identité au-delà des seuils. Associé à cette emphase et aux contrastes scénographiques, le travail sonore, tout en profondeur et en lenteur, finit de colorer l’oeuvre d’une tonalité baroque, et davantage dans cet ancien pavillon de chasse du XVIIe qui a gardé tout le cachet de son architecture aristocratique. La hauteur de plafond et les dorures donnent en effet à l’ensemble une certaine ampleur, une majesté inattendue, un côté ostentatoire qui tranche avec l’ostracisme qui pèse habituellement sur ces sujets.
A l’étage, sur deux salles, une trentaine de photographies montre toute l’étendue d’une photo-esthétique de l’absence, inspirée par la ville-fantôme de Loon évoquée par Rousseau ou par le phénomène du löyly, cette vapeur dégagée lorsqu’une eau glaciale est jetée sur des pierres brûlantes. A l’ambiance incertaine, ces paysages désaffectés, d’une indolence nordique, sont comme neutralisés dans les motifs nébuleux, flous et fumés qui les traversent. Traités sur un pied d’égalité avec les portraits, ils en constituent l’environnement autant que les analogues naturalistes. Les panoramas silencieux et ces sujets androgynes convoquent, en effet, une même mélancolie, pathologie d’une époque en pleine mutation, mal ancrée dans son actualité. Le côté intempestif des modèles, au sens nietzschéen, supporte l’idée d’une temporalité spectrale disloquée, rejoignant ici pleinement la lecture que Derrida fait de l’expression hamletienne du temps « out of joint ». Tout comme le philosophe, Dorothée Smith pense le spectral comme ce qui du passé est condamné à revenir, obstruant les perspectives d’avenir. Ces jeunes gens agenrés, aux regards plongés dans le vide, aux dos tournés ou figés dans leur rêverie, semblent ainsi comme retirés du temps, privés d’à-venir, touchants par leur indifférence affichée.
Dernier retour à l’obscurité. L’exposition se termine sur la projection du film Septième promenade, l’histoire d’un amour à distance, d’un manque comblé par une relation épistolaire qui compose avec les nouveaux médias. Au son des Lettres de Kafka à Miléna, un jeune homme se heurte aux fantômes que créent ces messages adressés aux absents. La télécommunication interroge ici la présence par substitution, le souvenir affecté qui dans l’attitude juvénile du protagoniste trouve une façon désinvolte de « se mettre à nu devant les fantômes » . Le parallèle que Dorothée Smith installe entre le « désordre des âmes » et ces technologies de la médiation tire même l’interprétation jusqu’à la signification d’une absence à soi, allégorie d’une solitude contemporaine, à peine comblée par ces esprits qui pourtant veillent sur le garçon qui s’endort.
A son image, le spect(r)ateur, logé parmi ces fantômes, fait l’expérience sensible d’une présence diffuse et irréelle, d’un interstice spectral en dehors du temps linéaire, où s’organise la mise à distance du corps et de l’esprit, du souvenir et de son incarnation, du message et de son substrat.
1 Jacques Derrida, Les Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 205.
2 Tous deux ont en effet cherché à objectiver par l’appareil photographique la dimension énergétique de l’homme.
3 Cf.Recherches et ethnométhodologie (1967), chapitre 5. Repris par Candace West, Don H. Zimmerman, ou Beatriz Preciado, le cas Agnès a ouvert la voie à une reconsidération de la notion de genre en sociologie.
4 Franz Kafka, Lettres à Milena, Paris, Gallimard, 1988, p. 267.