Dans sa nouvelle série de dessins montrés à la Galerie Polysémie (Marseille) jusqu’au 12 décembre 2009 et à la Galerie Alain Paire (Aix-en-Provence) à partir du 3 décembre, l’artiste Jean-Jacques Ceccarelli cultive le deux. Les figures de ses dessins vont par deux, juste reliées par une ou deux extrémités.
Deux temps dans la création aussi, une distribution colorée initiale à l’aquarelle et une reprise graphique qui ne vient pas s’opposer au déjà là mais le renforcer. Pas de rupture, plutôt une interférence entre les strates qui introduit un second temps dans l’œuvre : deux figures et deux temps. Deux séries d’œuvres aussi. Dans les grands dessins l’auteur organise de manière abstraite sur l’ensemble du support des taches dont les formes évoquent des couples de personnages. Sur ces formats de 160 cm sur 124 cm, on en compte une vingtaine de paires plus quelque célibataires. Sur les plus petits formats, seuls deux personnages s’ébattent. Un tout petit appendice entre les jambes qualifie certains ; on ne sait pas si ces couples se cherchent pour s’aimer ou se repoussent pour mettre fin à une union fragile.
Les personnages se touchent deux par deux, par les bras ou les pieds peu importe, mieux vaut, semble-t-il, garder le contact. Si le toucher est visible et lisible par tous les visiteurs, la vraie union de tous ces acteurs est formelle. Le dessin de leurs corps donnent forme à l’espace de l’œuvre. Les forces internes et externes se pondèrent sur la totalité de la feuille. L’équilibre des vides et des pleins réunit les figures plus encore que le toucher. Le spectateur attentif ira même jusqu’à constater que pour certaines paires, réunies par une main et un pied, l’espace externe, devenu interne au couple, s’approche du signe cœur. Les corps donnés à voir ici ne renvoient pas à quelque réalité, ce sont juste des signes, une page d’hommes qui font signe à d’autres hommes.
La disposition de la série « ça danse,ça vole » peut évoquer une planche d’écriture puisque cet espace peint est orienté haut, bas, droite gauche. Il n’y a pas d’effet de profondeur. Ceccarelli divise la surface du papier sans la creuser. Le plus souvent ses figures restent dans un espace de faible épaisseur, juste en avant du support. En dehors de deux tableaux (série « les pantins ») dans lequel les double figures dressées installent de petites superpositions — l’une serait-elle l’ombre de l’autre ?— notre regard se promène uniquement sur deux plans, l’un pour le fond, l’autre pour les figures.
On parle ici de dessins parce que ce sont des travaux sur papier mais aussi parce qu’ils sont très dessinés. Les qualités propres au dessin ne manquent jamais. Ici pas de tracé préalable, le dessin se fait un guidant la couleur, en attendant un sur-dessin au crayon graphite. Le juste équilibre de la ligne de contour guide la formation des taches colorées puis des interventions graphiques multiples assombrissent certaines parties des figures. Il y a lieu de s’approcher pour saisir les détails afin que l’expérience du regard transforme le visiteur attentif.
Pas ou peu de hasard, mais une organisation souple d’évènements savamment disposés sur l’espace plan du tableau. L’auteur est aussi l’acteur attentif, déjà un peu spectateur, des multiples évènements qui surgissent dans la fabrique du tableau. Bien que parfaitement tenue on sent que cette figuration est toujours prête à glisser vers l’imprévu. Un dessin de Ceccarelli enregistre, juxtapose, distribue sur une feuille de papier tendue une succession d’évènements à la fois liés et distincts. On peut construire ensuite, non pas un mais de multiples récits en reliant, comme ils nous y invitent, des éléments dispersés. Les parcours sont multiples et parsemés de manques ; les circonvolutions empruntent des chemins fourchus.
L’intention formante, celle qui génère dans le même temps les figures et équilibre les espaces internes-externes, ne préjuge pas, bien au contraire des possibles significations. L’interprétation reste du côté du spectateur. Il y a bien une intention de départ mais elle n’est pas signifiante ; les taches servent à mener l’œuvre jusqu’à son terme. Un récit fabuleux s’installe, un entre-deux là se montre, justement parce qu’il ne peut pas se dire. Ceccarelli provoque et gère le chaos de la moindre tache de couleur. Il produit des formes ayant un fort pouvoir de suggestion. Elles sont proches d’accéder à une représentation tout en évitant de donner prise à la narration. Ces choses là se voient, s’apprécient mais ne se nomment pas.
Tout tient sur un étonnant équilibre. Bien sûr que c’est improvisé et dans le même temps tout semble parfaitement réglé. Le peintre conduit l’aquarelle sur la surface placée, dans un premier temps à l’horizontale (au sol). Il joue avec la propension de la couleur liquide à se rependre et la résistance du papier. Cela demande plus de savoir-faire et de capacité d’adaptation qu’il y paraît. Ceccarelli n’en manque pas. Il y a chez lui une anticipation provenant de pratiques antérieures et toujours susceptible d’évoluer en fonction de découvertes faites durant l’exécution. C’est réglé et pourtant cela reste instable.
Avec leurs ambiguïtés, parce quelles sont à la fois définies et informelles, ces taches sont chargées d’histoires allant des pratiques magiques et divinatoires aux expériences artistiques (de Alexander Cozens à Max Ernst en passant par Victor Hugo). Si on peut découvrir des taches évocatrices un peu partout, on ne rencontre jamais une série de figures découpées parentes comme celles que l’on rencontre dans cette suite de dessins de Jean-Jacques Ceccarelli. Cette série de créations sur papier, comme c’est souvent le cas chez cet artiste, prolonge des séries antérieures également à base de taches et notamment celle de 2005 qui avait pour titre Les bêtes.
Au final que voit-on ? Des figures sans les yeux, sans la bouche, seul le nez est indiqué, c’est lui qui oriente la tête, il vient marquer la direction d’un regard absent. Que signifient ces figures ? Précisément rien. L’auteur en multipliant les silhouettes parentes diffère l’approche d’une signification au profit du constat des différences. Il y a là création de ce que l’on pourrait appeler, après Derrida, une « différance », un mouvement vers l’avant, quelque chose qui de figure en figure, de création en création, toujours diffère. Impossible à cerner dans l’instant, le sens reste toujours à venir. C’est pour cela que l’on peut regarder longtemps un dessin de Jean-Jacques Ceccarelli.