Il semblait difficile d’échapper à la gigantesque exposition inaugurale au thème tarte à la crème du tout nouveau Centre Pompidou à Metz. Mais on préfèrera à cette démonstration brillamment ficelée, écrasante par sa taille et par le nombre d’œuvres présentées, deux courtes expositions consacrées au dessin dans la ville voisine à Nancy. Leur titre bilingue, fort peu évocateur, voire rebutant (Drawing time / Le temps du dessin) laisse la place à deux propositions distinctes, l’une présentée au Musée des Beaux-Arts de la ville, la seconde aux galeries Poirel.
Disons-le d’emblée : l’exposition du Musée séduira sans doute ceux qui souhaitent se faire accompagner main dans la main, à travers des thèmes parfois limpides (« Journal d’un jour », « Albums à colorier »), parfois plus éthérés (« Inframince », « Iconotrace », « Funambule »). Mêlant œuvres contemporaines et œuvres anciennes des collections (avec par exemple une magnifique eau-forte de Jacques Callot, L’œil vigilant), l’exposition réussit à faire naître une cohérence entre les différentes pièces exposées. La scénographie crée des résonances entre des œuvres que l’on n’aurait pas à première vue pensées comme signifiantes les unes pour les autres : ainsi, les Polygraphies de sommeil de Pascal Convert, plaques de marmorite gravées comme des partitions négatives, se confrontent à l’impressionnante installation des Objets de silence de Bernard Moninot, matérialisation de bruits en trois dimensions, aussi fragiles que les courbes de Convert. La fragilité semble d’ailleurs être au cœur de bon nombre de préoccupations des artistes ici exposés, qu’il s’agisse de l’autoportrait en péril d’Oscar Muñoz qui finit par disparaître dans la bonde d’un lavabo ou des dessins au télécran de Stéphane Lallemand, légèrement pâlissant. On pourrait à ce propos regretter l’absence des verres au noir de fumée de Patrick Neu, mais on se consolera avec la présentation des os gravés de ce dernier.
Les commissaires, Christian Debize et Claire Stoullig, ont ainsi monté une exposition de dessins intelligente, et dans laquelle le spectateur ne s’ennuie pas, tant les médiums se suivent sans se ressembler : on y retrouve aussi bien du dessin en forme de sculpture avec Michel Blazy, que du dessin en ombres chinoises avec Kara Walker ou en cinéma d’animation avec les ombres bleues de Zilla Leutenegger. L’exposition est suffisamment exhaustive pour que chacun y trouve pour ainsi dire son compte : les étonnantes planches de Vitesse de Jochen Gerner côtoient les peaux de cochons tatouées de Wim Delvoye, les dessins poudreux de Jean-Luc Verna le dessin de lumière En suivant la main de Marilyn Monroe de Pierre Bismuth ou la Lézarde de Patrick Corillon. On regrettera peut-être un peu la quasi-absence d’œuvres antérieures aux années 1990 (pour les œuvres contemporaines), mis à part l’impressionnante série de photographies Säntis und Bodensee de Roman Signer, et sa courbe de ballons dans le ciel.
L’exposition promeut le dessin comme discipline artistique à part entière de ces dernières années, mais le spectateur manque peut-être de perspectives : en effet, le choix des dessins anciens est compréhensible concernant les choix du musée, mais ne permet pas d’appréhender l’histoire du dessin contemporain, malgré l’harmonie de l’ensemble. Cependant, ce sera là l’occasion de belles découvertes et redécouvertes : se laisser guider par le dessin, construire un « périple placé sous le signe du foisonnement, de l’accumulation, de l’entrelacement d’œuvres et d’écritures singulières », comme l’écrivent les commissaires dans le petit catalogue commun aux deux expositions. En ce sens, l’exposition remplit clairement son rôle.
On pourra cependant être plus séduit par la proposition qui se tient parallèlement au sein des galeries Poirel, moins didactique mais plus captivante. Ici, pas de cartels ni de textes explicatifs, rien qu’un livret de visite qu’on choisit de lire ou de mettre de côté le temps de la déambulation. Il est ici question de flânerie parmi des œuvres souvent poétiques et contemplatives, choisies par Béatrice Josse et Marie Cozette, et disposées comme dans un écrin. L’espace même, immense, incroyablement lumineux, semblait pourtant particulièrement difficile à investir, avec son faux air de white cube étiré. Le choix judicieux de recouvrir les grandes travées qui constituent l’architecture principale du lieu par l’œuvre Toile de fond de Gaylen Gerber donne à l’exposition un faux air d’origami monochrome. On y voit, sous l’égide de cette scénographie, des lignes d’horizon tremblantes tracées au cordeau d’Iñaki Bonillas (qui font écho sans le savoir aux travaux de Moninot ou de Leutenegger exposés au Musée des Beaux-arts) mais aussi, et qui reviendront tout au long de l’exposition, les propositions minutieuses, studieuses et délicates d’Ignacio Uriarte. Inspirées par les habitudes des employés de bureau, rats de bibliothèques et autres consommateurs de papier et de stylos bille, les différentes œuvres exposées donnent un aperçu intéressant du travail de l’artiste : The A4 cycle, par exemple, consiste en un ensemble de rouleaux de feuilles qui, vus d’en haut, présentent des circonvolutions qui ne sont pas sans rappeler les étonnants tests de dépistage pour les daltoniens. Ou encore, toujours d’Uriarte, des monochromes sans encre, réalisés à la pointe séchée d’un stylo, qui pourraient ressembler aux dessins à l’effaceur que les enfants dessinent dans les marges (avant de les révéler à l’encre).
L’exposition, mis à part une intéressante sélection de vidéos (on retiendra par exemple Zebra blurred d’Adam Vackar, où un passage piéton s’estompe et se répand sur la chaussée sous les assauts répétés des pieds et des roues de voiture), donne surtout à voir deux directions bien particulières du dessin contemporain : d’une part la dimension sculpturale de ce dessin, d’autre part la reprise de matériaux traditionnels du dessin pour le réinventer. Concernant cette première orientation, outre les feuilles roulées et disposées par Uriarte et qu’un simple courant d’air suffit à mettre à terre, on pourra évoquer La relation d’une surface avec sa diagonale de Katinka Bock. Cette interminable bande de papier se présente pliée et repliée, formant une masse à la fois compacte et légère (en apparence seulement), où une diagonale crayeuse bleue vient perturber la régularité des sinuosités. Les œuvres d’Edith Dekyndt semblent quant à elles faire le lien entre le dessin sculpté et du dessin plan, avec ces feuilles de papier tant frottées qu’elles semblent tannées. Le graphite, la gouache ou l’encre de chine reprennent ici leurs lettres de noblesse : ce sont les quasi-monochromes de Jean-Christophe Norman (en fait des écritures qui se superposent) qui côtoient les constellations de Detanico/Lain ou encore les dessins de Nicolas Muller.
Au final, très peu de couleur dans cette exposition contemplative, mais du noir et du blanc comme pour mieux insister sur les deux extrêmes : l’œuvre emblématique d’Evariste Richer, Le Monde maculé / Le Monde immaculé semble résumer à la perfection cette dichotomie. D’une part, le quotidien entièrement noir, d’où l’on ne distingue quasiment aucune forme. De l’autre, le même journal, mais blanchi à l’extrême, où seuls quelques fantômes transparaissent. Recouvrir ou effacer, mais sans jamais y réussir tout à fait, et le tremblé qui apparaît toujours derrière la méticulosité des gestes. En somme, un petit frisson, et qui sait, de l’émotion ?