Drones de guerre et victimes thermiques, l’œuvre de Tepper et Mentasti

Après un Bachelor of Arts à l’University of Arizona, à Tucson Daniel Tepper a étudié à l’ICP de New York au département de photojournalisme et d’études documentaires où il a rencontré Vittoria Mentasti qui était diplômée de Brera en Italie, option nouveaux medias. Ils ont ainsi commencé leur collaboration en se focalisant notamment depuis 2014 sur la situation palestinienne. Suite à l’opération « Bordure protectrice » menée par les Israéliens dans la bande de Gaza, à l’été 2014, qui a causé plus de 2 000 victimes chez les Palestiniens, les deux photographes se sont penchés sur le rôle des drones dans cette action de guerre. C’est ainsi que s’est engagé leur premier projet « From Above ».

L’industrie des drones est nettement dominée par israéliens et américains. La première mission de combat US date de 1944 contre des navires marchands japonais à l’ancre. En 1995, le Predator créé aux États-Unis commence à opérer des missions de surveillance durant la guerre de Bosnie. Puis elles se sont développées sur les théâtres irakien et afghan Leur utilisation intensive par Israël, notamment au Liban en 1982 s’est confirmée lors des opérations récentes de l’armée israélienne à Gaza qui a suscité l’action des deux photographes. L’armée de l’air a transformé des drones Hermes 450 pour les équiper de missiles pour la surveillance et la destruction des sites de lancement de missiles. La même armée développe un drone de combat à long rayon d’action appelé Eitan. L’un des projets actuels à des fins civiles cherche à créer un drone-ambulance destiné à l’évacuation des blessés.

Si l’on en croit une publicité pour une version des drones grand public
« Le mode Visual Tracking vous permettra d’effectuer un Follow-Me sur une cible directement choisie depuis votre tablette, et cela sans module GPS. » C’est ce type d’approche visuelle que nous allons tenter sur cette première série From Above plus documentaire. Et à suivre la même publicité « Le FlyTap vous permettra, lui, de piloter votre drone directement depuis votre tablette en indiquant au Phantom 4 un point où aller ». Ce sera l’objet de la seconde approche sur la série aux dimensions plus plastiques Thermal-Gaza.

Les deux photographes se sont d’abord rendus à un salon présentant les innovations technologiques en ce domaine, pour prendre contact avec des fabricants susceptibles de les accueillir pour une forme de reportage sur cette industrie de guerre. Ils pourront ainsi explorer les bureaux de Controp, de Petah Tikva dont les systèmes d’imagerie équipent de nombreux drones ou l’usine Aeronautics Defense Systems, à Yavné, au sud de Tel-Aviv.

Cela donne des images purement techniques qui pourraient servir à des catalogues de diffusion. Certaines dans leur approche centrée sur fond neutre font penser au remarquable travail de Raphael Dallaporta sur les mines antipersonnelles montrées comme de purs bijoux. Dans From Above les images d’objets singuliers pourraient faire croire à des jouets dont ils ont les formes. Un autre ensemble d’images aussi fortes s’attachent plus directement à la fabrication de ces engins. Elles se partagent entre innovation technique et fabrique plus amateure. Ils montrent ainsi pratiquement comment « Israël a la réputation d’être une force innovante pour les drones, aussi bien pour la surveillance électronique que les assassinats ciblés. Les engins israéliens sont réputés car ils ont été mis à l’épreuve du combat. » Daniel Tepper ajoute : Mais en se concentrant seulement sur la technologie, on a compris qu’on n’avait que la moitié de l’histoire. »

C’est pourquoi ils vont rencontrer les victimes de ces engins de mort, les populations palestiniennes de la bande de Gaza. Ils montreront les dégâts sur une maison gazaouite, cible de plusieurs frappes en 2014, mais aussi les survivants comme Ibrahim Al-Remahi qui a perdu trois de ses enfants dans une attaque de drone cette même année. D’autres enfants conscients de ces menaces se cachent dans l’image. Une dépouille animale dans une autre demeure illustre ce type de carnage. Le contraste entre la froideur des images de fabrication et la proximité mise en place avec les populations témoigne de cette violence menée à partir de ces petites machines volantes.

L’idée géniale de Daniel Tepper et Vittoria Mentasti pour rendre compte de la fragilité de cette situation est d’utiliser en 2016 pour la suite de leur travail concernant les palestiniens une caméra thermique. Celle-ci enregistre les différentes ondes de chaleur émises par les corps qu’elle traduit en rayonnements infrarouge variant en fonction de leur température. Si elle ne traverse pas les parois elle donne de l’humain comme des objets des images peu contrastées mais dune grande prégnance. Il faut penser aussi qu’elles peuvent être des outils militaires que nos auteurs détournent ainsi de leur rôle de repérages ennemis . SMITH plasticienne et cinéaste qui pense l’avenir dédié aux fantômes et au virtuel les a utilisés avec une grande sensibilité pour ses photos et vidéos couleurs de la série Spectrographies qui illustrent ses conceptions de l’incertitude des genres sexués. Pour Thermal Gaza les silhouettes en noir et blanc restent aussi le plus souvent du côté d’une présence humaine indéfinie. Ces images sont prises majoritairement dans une intense proximité aux objets comme aux personnes. Tandis que deux ou trois vues d’extérieur rappellent les vues d’objectifs militaires beaucoup sont prises en contre-plongée, ce qui rend les sujets plus fantômatiques avec des proportions encore modifiées pour un quotidien toujours menacé.

Les artistes ayant travaillé sur ces questions restent rares quelques uns s’y consacrent de façon ludique comme les responsables du blog FICTION, qui ont équipé un un drone pour faire des photos de type light painting. Le duo KMel Robotics (Alex Kushleyev et Daniel Mellinger) s’est associé avec une compagnie d’aviation électrique pour produire des petits appareils volants destinés aussi à la photographie, les Flying Eyes. La troupe de chorégraphes japonais « The Eleven Play » a réussi à insérer trois drones dans le spectacle RZM « fly » (dance with drones) où ils dialoguent avec trois danseuses.

Mais plus nombreux sont ceux qui comme nos deux artistes en démontent les effets négatifs. The angels of light est un ensemble de six vidéos qui filment une maquette à la façon des drones sans pilotes survolant des sites civils. Il s’inspire de la vidéo militaire Collateral murder postée sur le site de Wikileaks qui relate le massacre de civils dont deux journalistes en 2010 dans le quartier de Al – Amin de New Bagdad à Bagdad. Il rappelle à ce sujet :« La guerre est devenue une affaire de capteurs (…), une guerre d’écrans qui s’effectue dorénavant à distance. »
Depuis le début des hostilités en Irak en 2003 l’américain Joseph Delappe détourne des jeux vidéos online officiels de l’armée américaine (Dead-In-Iraq) qu’il complète par des conceptions d’images numériques provocantes (The Walmart Terrorist).

Ruben Pater dresse quant à lui dans Drone Survival Guide, une liste de tous les types de drones comme autant de prédateurs. Un autre travail de recensement se traduit dans l’œuvre de James Bridle dont les Drone Shadows, exposées récemment au Mois Européen de la Photographie à Luxembourg clichent la trace à la craie en taille réelle des reproductions de silhouettes de drones, posés en pleine rue pour affirmer leur dimension menaçante à l’échelle de l’espace public.

A partir d’une posture de reportage traditionnelle Daniel Tepper et Vittoria Mentasti mettent en œuvre une puissante fiction documentaire qui croise images purement factuelles et autres visions d’un nouvel humanisme engagé que les innovations technologiques détournées de leur usage rendent plus sensibles.