Il est des artistes dont l’œuvre semblait être déjà là, toute entière, dès leur première création. Par la suite, c’est à une éclosion et à un déploiement de celle -ci que l’artiste nous convie au fil des années mais aussi à travers la diversité des matériaux et des moyens d’expressions choisis. C’est le cas de Javier Pérez, ce jeune artiste né à Bilbao en 1968, dont l’œuvre déjà conséquente et reconnue (sélectionnée en 2001 pour représenter l’Espagneà la Biennale de Venise), est montrée aujourd’hui en Haute-Normandie dans trois lieux d’exposition complémentaires. Au Musée des Beaux-Arts de Rouen deux salles sont consacrées à trois séries de dessins : la première, Animal/Vegetal réalisée entre 2001 et 2004, les deux autres, plus récentes, Metamorfosis et Hybrids de 2005 qui, ne serait-ce que par leur titre dévoilent déjà une partie de la thématique déclinée par l’artiste multidisciplinaire : ce qui du vivant pourrait être une de ses principales caractéristiques, sa perpétuelle transformation, son instabilité nécessaire et créatrice, son impossible fossilisation en formes souveraines.
Au Frac Haute-Normandie, ce sont en effet, sculptures, installations, photographies de performances qui, de 1993 à 2004, nous permettent de parcourir les réflexions de l’artiste qui n’ont de cesse d’interroger les croisements du règne animal, végétal et minéral, mais surtout d’inventer une représentation, non du corps et de ses figures, mais du vivant comme point commun à l’énergie vitale de chaque habitant ou occupant du monde qu’il soit, homme, cheval, plante ou minerai.
Et c’est à la Maison de la Culture d’Amiens, que l’on peut alors retrouver cinq vidéos de performances (1998-2002) devant lesquelles on reconnaît la rigueur et la justesse de son engagement autour du geste comme créateur d’un espace en proie à une perpétuelle métamorphose et plus précisément de la gestuelle, actrice de « quelque chose de vivant » , comme le souhaite l’auteur ici performeur.
Ainsi, « du vivant au vivant » , semble être la boucle – ou le cycle – de création empruntée par Javier Perez, boucle dont on peut admirer déjà la gestation dans trois de ses premières photographies de performances exposées au Frac. Datant de 1993-1994, année de sa fin de formation à l’ENSBA de Paris, trois photographies aux couleurs saturées d’orangé-rouge évoquent la possibilité d’amplitude que le corps peut « se découvrir » lorsqu’il est soumis au travail d’exploration de ses propres capacités. Ciclo (1993) est l’image superposée, inversée, dédoublée, d’un buste vu de dos et ligoté par on ne sait quel intestin, quel boyau ou cordon ombilical dont la transparence toute relative laisse présager à une possible/impossible respiration, permet d’hésiter entre une circulation probable ou non d’un flux vital aussi léger soit-il. Car le souffle – Souffle, (1994) – poussé à son extrême peut aussi « expirer » de la bouche un cocon d’air, aussi fin et allongé qu’une flûte traversière muette tandis que le buste – Protesis (1993)- contraint à garder sous les aisselles d’étranges objets, peut s’enfler jusqu’à repousser les limites d’un corps plausible et reconnaissable.
Cette disparition de la figure au profit d’un halo d’énergie, ce tremblement pulsé d’un corps qui dit plus le flux que la forme, le vivant que sa représentation est aussi l’objet de la vidéo-performance Sombra (1998) présentée à Amiens et proche plastiquement et sensoriellement de la chorégraphie de Brice Leroux Drum-Solo (1998-1999) jouant de l’apparition/ disparition du corps du danseur, ou de la splendide scénographie lumineuse de James Turrell pour l’opéra de chambre de Pascal Dusapin To Be Sung (1998) où les sopranos « s’évaporent » dans des flammes rouge incandescent. La perception du temps et du mouvement se substitue ici à l’instantané de la vision pour interroger la notion de durée et de passage, d’instabilité et de fugacité, de fragilité et de mutation d’un état à un autre. Ce sont aussi les cocons de vers à soie du collier Collar de Seda (1996) qui nous rappellent le cycle de la vie et de la mort ainsi que le travail plastique du temps à laquelle le vivant est inexorablement soumis.
L’éphémère et la vie mais aussi son contraire, la métamorphose et le vivant pour nous dire un temps cyclique et non linéaire. Histoire de contradictions et donc de temporalités.
Cette question du temps qui passe sera encore au centre de la précieuse installation au Frac de Tempus Fugit ( 2002-2004) combinée à Mutaciones IV (2004). Pièce de 42 cloches en verre rouge et transparent, suspendues par des cordes rouges pouvant symboliser le sang comme fluide vital, Tempus Fugit, se présente à la fois comme une œuvre combinatoire, plastique et musicale mais aussi comme un diptyque sculptural se déployant sur deux niveaux. Au rez-de-chaussée, trois grands miroirs circulaires supportent et reflètent l’environnement ainsi que l’installation de moulage de végétaux plongés dans le nickel – Mutaciones IV – et de cloches dont les marteaux sont eux les moulages en résine d’un bras grandeur nature ; à l’étage, des monticules de sable rouge organisent la suite de la disposition des autres « instruments » du temps qui passe : les cloches en verre dont le marteau frappe régulièrement les parois, telles celles de nos villages qui égrènent les heures de la journée et signent les grands évènements de notre vie terrestre. Et comme pour nous rappeler que cette vie-là n’est que flux et que l’identité de l’homme n’est que construction fluctuante, Javier Pérez fait alors du masque, un symbole récurrent de nombre de ses autres créations. Mascara ceremonial (1998), impressionnant masque rituel des plus inimaginables transes des danses africaines, mais aussi habit de crins de cheval blanc dont on retrouvera dans la performance Latigo le même intérêt pour retrouver l’animal dans l’homme et l’homme dans l’animal. Non plus question de corps, d’image du corps mais d’identité ou plus exactement, de son origine, de ses origines, aussi dérangeantes soient-elles. Mais le masque c’est aussi ce qui se cache derrière sa face, l’intériorité, le vrai visage mais aussi son envers. Alors, contemporaine des pièces précédentes, Mutaciones IV et Tempus Fugit, l’installation verticale de Desaparecer dentro ( 1995-2004), déroule un chapelet de petites têtes en résine à partir d’un masque « retourné » et recouvert de circonvolutions de laine teintée en rouge, évoquant celles du cerveau de l’écorché ou de l’imagerie médicale en 3D. Et c’est alors dans les vidéos montrées à Amiens, que le masque qui isole l’homme des pressions de l’extérieur et le contraint à se construire à l’abri mais aussi paradoxalement en fonction des autres, devient aussi ce qui lui permet de trouver en lui l’énergie de son errance – masque à la surface miroitique, qui tel le flâneur baudelairien, peut capter à l’image d’un kaléidoscope les multiples facettes de la ville de Kafka – vidéo Reflejos de un viaje (1998) – mais masque inversement pour tester ses propres limites et choisir la « bonne distance » à l’autre et aux autres – telle l’angoissante chorégraphie d’une crinière noire tournoyant jusqu’au vertige dans l’espace clos de Latigo (1998).
Mais ailleurs, lors de performances antérieures, le masque était prothèse : non plus à l’ image de l’empreinte du visage mais véritable objet-main – Autorretrato (1996)- et même deux mains qui permettent à l’artiste de « fermer » son corps, de se boucler sur lui-même sans pour autant que ses doigts, plus petits que ceux du gant-prothèse, puissent se toucher. Au début le masque était même simplement ce corset en cuir – Dialogo (1993)- que revêtait l’artiste face à un mannequin habillé de la même façon. Illusion d’une rencontre fictionnelle puisqu’une fois de plus, le contact charnel ne peut s’exercer.
Le masque pour évoquer le manque dans ce qu’il a d’essentiel pour l’homme et sa quête de complétude. Car cet écart est justement la condition de l’homme, ce qui le fait désirer et créer à moins qu’il ne trouve son équilibre dans l’hybridation avec les autres règnes animaux ou végétaux. C’est ce que tendent peut-être à nous suggérer les subtils dessins à l’encre ou à l’aquarelle de la série Animal/végétal (2001-2004) où il n’est question que d’imbrication, de confusion et de passage d’un monde et un autre jusqu’à la série Métamorfosis (2004) d’où surgissent, dans une liberté de technique magnifiquement maîtrisée (grattage sur pastel à l’huile, lavis d’encre garance et gouache diluée), excroissances ou protubérances tout droit sorties de l’imaginaire d’Ovide et ce jusqu’à s’hybrider virtuosement, Hybrids (2005), avant de réinvestir l’antre des origines de la vie, celle où les cheveux tressés en longue natte viennent se substituer à une colonne vertébrale devinée, celle où la carte capillaire de notre système sanguin dessine la géographie d’un paysage sensuel , celle où le corps mue et où l’enveloppe charnelle devient cette dépouille opalescente avant de s’évaporer définitivement dans l’évanescence d’un fusain juste frotté. L’image du corps laisse la place à la représentation de son énergie et parfois même à l’étalage précieux de ses formes organiques les plus élémentaires, Anatomia del deseo (2000).
Mais c’est toujours le vivant, au-delà même de l’humain, qui est exposé dans son anatomie ré-inventée tant dans la beauté d’espaces graphiques aussi sensibles que troublants que dans la magie de dessins aussi précieux qu’inquiétants. C’est aussi le vivant qui s’écrit dans la chorégraphie des vidéos, c’est toujours lui qui se décline dans la fragilité des peaux et cocons ou dans la magnificence du verre moulé ou de la céramique vernissée.
De nouvelles « planches d’écorché » pour de nouvelles gestes du vivant, voilà ce qu’aujourd’hui Javier Pérez nous offre de plus sensible et précieux au détour d’une œuvre déjà étonnamment construite.