Du Holga au numérique  : les multiples métamorphoses de l’inconscient photographique

Révélée par le concours photo de Bièvres et par son magnifique livre Anamnèse consacré aux souvenirs d’enfance, Isabelle Levistre recourt d’abord à l’appareil-jouet en plastique qu’est le Holga avant d’étendre son champ d’expression au numérique qu’elle mixe volontiers avec l’argentique. Dans la lignée de Sally Mann, pour elle la photographie est avant tout une image plutôt qu’une photographie, subjective et mentale.

Yannick Vigouroux  : Quel boîtier utilisez-vous  ? Un Holga en plastique je crois  ?

Isabelle Levistre  : Je me suis beaucoup posé de questions à ce sujet car il y a toujours une petite polémique sur la noblesse de l’argentique. Au final, pour moi, ce n’est pas essentiel. C’est vraiment le travail d’auteur qui compte et le point de vue qu’il va mettre en exergue avec son travail.

Jusqu’à présent j’utilise un boîtier différent pour chaque série. Je sais que la plupart des photographes font plutôt le choix d’être fidèle à un boîtier. Personnellement, c’est plus le travail envisagé qui va me guider vers un appareil-photo. 
En argentique j’ai travaillé plutôt le moyen format ( Holga pour la série « Anamnèse  »). Ce travail est basé sur les souvenirs d’enfance et ce boîtier convenait parfaitement au contexte. J’ai fait pal mal de doubles expositions également, et il était parfaitement imparfait pour cela ! 

J’utilise aussi le Mamiya 6 et 7, C-330. Je me sens très à l’aise dans le format carré. 

En numérique je suis plutôt Canon, 5 D mark III ( série « Arbor Essence  »), mais j’utilise aussi des petits boîtiers comme l’Olympus Pen F ou le Canon M 6 Eos mark II.

Les petits boîtiers ont l’avantage d’être pratiques et pour moi ce qui compte c’est d’être à l’aise avec le matériel dans le contexte de la prise de vue.

Le travail de post-production est de toute façon aujourd’hui tellement large qu’on peux passer du numérique aux procédés anciens et vice-versa. 

J’aime beaucoup ensuite chercher comment je vais interpréter le rendu de mes images, une fois la première étape réalisé.

Yannick Vigouroux  : Votre livre Anamnèse (2016) a été réalisé avec Gildas Leptit-Castel je crois qui avait alors une maison d’édition…

Isabelle Levistre  : Oui. J’ai fait les premières images en 2007. J’ai commencé à prendre alors des cours de photo aux Beaux-arts de Rueil-Malmaison car je n’étais pas au départ dans le domaine de la photographie mais conseillère en recrutement, donc rien à voir. Mon professeur m’a dit que je devrais tenter le concours photo de Bièvres, et je l’ai gagné le premier prix, une galerie est alors venue me voir [Little Big Galerie, 45 Rue Lepic 75018 Paris NDA].

La thématique de la série « Anamnèse  » c’est les souvenirs d’enfance, j’ai photographié mes filles en observant leurs jeux, leurs attitudes. Mais je n’ai pas commencé comme beaucoup de photographes en me disant « je vais faire une série là-dessus  », c’était au départ quelque chose de personnel, et puis au fil du temps cela s’est vraiment imposé comme un projet artistique. Dans le livre il y a plus de photographies que ce qui est vendu en galerie. Il y a un peu plus de photographies frontales, la plupart du temps les enfants sont de dos, c’est vraiment une série consacrée aux souvenirs d’enfance car l’« anamnèse  »  c’est le souvenir oublié…

Yannick Vigouroux  : La définition que j’en ai trouvé est en effet la suivante  : « Retour à la mémoire du passé vécu et oublié ou refoulé (s’oppose à amnésie).  » (Le Robert)

Isabelle Levistre  : Voilà, c’est cela. Je n’avais pas beaucoup de souvenirs de ma propre enfance. Je les ai recherchés à travers mes filles, et c’était d’autant plus facile qu’elles sont jumelles, quand elles jouent elles sont constamment dans une captation entre elles, je n’ai pas à les mettre en scène et elles sont saisies sur le vif. Là, j’ai travaillé avec le Holga.

Yannick Vigouroux  : Pourquoi le Holga, justement  ?

Isabelle Levistre  : Parce que quand j’ai commencé à faire de l’argentique, je suis tombée amoureuse du format carré et au départ je ne voulais pas un appareil trop perfectionné techniquement, et puis je me suis dit que, comme c’est un appareil-jouet, cela convenait bien à la thématique de l’enfance, du souvenir aussi qui n’est jamais précis. C’est un appareil extrêmement pratique, maniable, je peux l’emmener partout sans me préoccuper de la fragilité de l’appareil, j’en ai eu plusieurs d’ailleurs…

Yannick Vigouroux  : C’est donc un appareil qu’on peut oublier facilement, utiliser sans avoir peur de le casser…

Isabelle Levistre  : Oui, après il est plutôt adapté aux prises de vue en extérieur, ce qui convient bien aux jeux enfantins qui ont souvent lieu plutôt en extérieur qu’en intérieur. On a peu d’options dans le choix de la vitesse et l’ouverture. Il y a très peu de réglages.

Yannick Vigouroux  : Vous connaissez le travail de Nancy Rexroth peut-être  ?

Isabelle Levistre  : Non.

Yannick Vigouroux  : Ses photos ont été réalisées au Diana, un appareil très simple en plastique aussi, elle a été la première dès 1970 lorsqu’elle était encore étudiante en école de photographie à utiliser un appareil-jouet pour évoquer l’enfance. C’est Bernard Plossu qui me l’a fait découvrir en 1999 lorsque je préparais mon mémoire d’histoire de l’art à Paris-1 sur « Les pratiques archaïsantes dans la photographie contemporaine  ». Son livre Iowa (1977), à la couverture rose très simple, qui vient d’être réédité d’ailleurs, évoque ses souvenirs d’enfance passés dans cet État mais les images ont été prises dans l’Ohio. Elles montrent sa mère, les lieux fantasmés de son enfance. Ces images en noir et blanc de format carré au grain et au vignettage prononcé présentent je trouve des affinités avec Anamnèse. Rexroth a joliment nommé son petit appareil-jouet sa « machine à poésie  ».

Isabelle  : C’est très poétique aussi le Holga, on n’est jamais vraiment sûr de ce qui va sortir, j’ai fait beaucoup de doubles expositions, il y a des accidents et des petits miracles. Dans la photo de la meule de foin, il y a du jour qui rentre et voile en partie la pellicule. Dans celle-ci, et c’est pour cela que je l’ai nommée « Saint Esprit  », il y aussi de la colle qui s’est déposée sur le film et on retrouve quasiment le rendu de la paille. On est typiquement là dans l’accident créateur.

Yannick Vigouroux  : Ce que Walter Benjamin nomme aussi l’expression de l’ « inconscient technologique  »…

Isabelle Levistre  : De toute façon mon travail est avant tout axé sur l’inconscient. Certains font des mises en scène, moi quand je me mets derrière un appareil-photo, dont je me sers comme de mon troisième obturateur, je fais en général peu de mise en scène car je ne suis pas très à l’aise avec cela. L’émotion me fait déclencher et elle vient souvent de l’inconscient.

Yannick Vigouroux  : Valérie Sarrouy, de la génération après Rexroth comme vous et moi, est aussi adepte du Diana. Sa série et son livre Gradiva (2003) font explicitement référence à Sigmund Freud, elle aborde l’image photographique comme une image avant tout mentale, subjective et une expression de l’inconscient…

Isabelle Levistre  : Mes images aussi sont subjectives. Anamnèse était mon premier travail. Après, je suis partie sur autre chose.

Yannick Vigouroux  : Car vous utilisez d’autres boîtiers…

Isabelle Levistre  : Oui, c’est ce que je vous ai dit. Je change d’appareil pratiquement à chaque fois que je fais une nouvelle série. J’ai fait ensuite « Arbor Essence  », un travail sur les dos et les écorces, en surimpression. Là j’ai travaillé en numérique parce que c’est plus simple, avec Photoshop on recourt à un calque de 50 % de transparence. La thématique était de travailler sur la symbolique du dos (ce que l’on porte inconsciemment, ce qui est caché ) et celle de l’arbre ( symbole de verticalité et de vie). Quand on observe les arbres et leur écorce on peut observer les nœuds, les parasites, les grimpants… J’ai voulu réinterpréter les parcours de vie dans une version plus organique. Ce que l’on porte, parfois malgré nous : notre histoire familiale…les parcours de vie en sorte.

Yannick  : Cela remplace donc la surimpression qui est possible avec le Holga si on avance le film une seule fois et déclenche deux fois sur la même portion de négatif… Du coup c’est plus contrôlé en informatique, il y a une moins grande part de hasard  ?

Isabelle Levistre  : Oui c’est sûr. En même temps, les mariages entre les dos et les écorces ont été un peu longs à trouver parce que tout ne s’associait pas facilement. J’ai du aussi rechercher beaucoup d’écorces différentes C’est vrai qu’il y a moins le côté aléatoire mais après, j’étais peut-être un peu fragile, quand on démarre en photo, commence une carrière comme cela, on vous dit  : « Attention si tu n’utilises que le Holga, on va te reprocher que c’est facile…  » C’est aussi explorer d’autres choses. Des gens comme Bernard Plossu utilisent toujours le même appareil [le Nikkormat], mais Bernard c’est un photographe qui enregistre plutôt l’instant présent, c’est un photographe de rue…

Yannick Vigouroux  : Mais il utilise aussi parfois du panoramique jetable ou de l’Instamatic et Agfamatic, comme en atteste le livre que je viens de faire avec lui (Paris-Matic, 2020)…

Isabelle Levistre  : On aime bien c’est vrai les choses qui ne sont pas certaines. Cela laisse une liberté.

Yannick Vigouroux  : On va avec ces appareils-jouets à la rencontre du hasard.

Isabelle Levistre  : Alors que le numérique, c’est moins cela.

Yannick Vigouroux  : J’ai lu dans un article qui vous est consacré que vous avez été influencée par Sally Mann et Sarah Moon  ?

Isabelle Levistre  : Oui on m’a beaucoup parlé de Sally Mann lorsque l’on a regardé mon travail, je connais assez bien en effet son œuvre. Mais en réalité c’est très différent car son regard sur ses enfants est frontal et elle travaille à la chambre grand format. Elle est sur quelque chose de posé. Une intention choisie, cadrée, assumée. Elle a cette phase très maîtrisée techniquement à la prise de vue, mais au tirage elle laisse plus de place au hasard avec le collodion humide. Elle l’assume et le recherche d’une certaine façon malgré une maîtrise très poussée de ce procédé chez elle. Cela fait partie intégrante de son travail (par ex : sa série « Faces  »).

Yannick Vigouroux  : C’est la même chose avec Sarah Moon qui restitue ses images sous forme de polaroids…

Isabelle Levistre  : Sarah Moon et Sally Mann, en particulier dans sa série sur la mort que j’ai beaucoup aimée, ont un côté un peu « sombre  » finalement. C’est un peu évanescent aussi, on n’est pas dans la réalité .

Yannick Vigouroux  : A propos de Plossu, Serge Tisseron, dans sa préface à Nuage / Soleil (1994), parle d’ « images-sensations  », le contraire d’ « images sensationnelles  » . Je pense que vous êtes aussi dans cette logique  ?

Isabelle Levistre  : Oui. Quand je suis devant une image, il faut qu’elle suscite une émotion, qu’il s’agisse des miennes ou de celles des autres. J’aime cela, y compris quand c’est une émotion négative. Devant certaines images d’Anamnèse, il y a des gens qui régissent mal parce qu’il y a des choses qui peuvent susciter une forme de malaise, mais c’est subjectif et de toute façon chaque personne interagit avec ses émotions et son parcours devant tout travail artistique.

Yannick Vigouroux  : Lesquelles par exemple  ?

Isabelle Levistre  : Il y a « promenons-nous  » p. 46.

Yannick Vigouroux  : Et pourquoi  ?

Isabelle Levistre  : Parce que ce sont trois petites filles qui partent dans une forêt, il y a un côté un peu sombre avec le chien noir, pourtant un labrador très gentil, qui peut évoquer un loup.

Yannick  : C’est comme un conte de fée angoissant…

Isabelle Levistre  : Après chacun y met ce qu’il veut. Dans les photos de corbeaux aussi, il y a quelque chose d’un peu inquiétant peut-être.

Yannick Vigouroux  : Je suis étonné, je ne fais pas une lecture aussi angoissée de ces images.

Isabelle Levistre  : Moi non plus. Il y a peut-être une forme de mélancolie qui dérange.

Yannick Vigouroux  : Le fameux « boîtier de mélancolie  » de Denis Roche…

Connaissez-vous le travail de Corinne Mercadier dans lequel l’enfance occupe aussi une place très importante, il y aussi des situations très évanescentes  ?

Isabelle Levsitre  : Oui. Elle a un bel univers. Elle a réussi à garder une cohérence visuelle dans son passage au numérique.

Yannick Vigouroux  : La seconde partie de son œuvre est très mise en scène justement, alors que vous ne semblez pas la pratiquer… Dirigez-vous parfois vos enfants  ?

Isabelle Levistre  : Non, cela ne m’est arrivé qu’une seule fois, pour une photo montrant des bras sortant de l’eau. Sinon ce ne sont que des instantanés, c’est peut-être pour cela que cela fonctionne, il y a la spontanéité qui est omniprésente.

Yannick Vigouroux  : Existe-t-il pour vous une spécificité du regard féminin et si oui comment s’exprime-t-elle  ?

Isabelle Levistre  : La vision masculine est peut-être plus directe. Cela dépend également du sujet du travail. Sur la nudité féminine c’est souvent le cas.

Yannick Vigouroux  : Votre dernière série « Nude  » est beaucoup plus mise en scène que les autres et aborde justement le sujet du nu féminin…

Isabelle Levistre  : Ma série « Nude  » est effectivement plus mise en scène et en même temps non. Je m’explique, j’avais des trames en tête de ce que je voulais exprimer et à partir de certains accessoires j’ai réalisé mes prises de vue mais c’était plutôt spontané. Rien d’écrit, juste des sensations, des envies. J’aime vraiment laisser le fil s’écrire dans le moment. C’est une série d’autoportraits. Il y a une plusieurs cessions sur presque deux ans, comme une lente métamorphose. Cela à été parfois compliqué de me mettre « en transe  » et ensuite de gérer les prises de vue, l’aspect technique. J’ai du d’ailleurs me faire aider une ou deux fois pour des raisons de sécurité car les prises de vue se sont beaucoup passées en extérieur. Je suis nue et je ne le suis pas car je suis en forêt, je suis habillée par elle. La nudité n’est pas l’essentiel, c’est juste un moyen d’exprimer quelque chose. Le corps féminin à été beaucoup photographié et les autoportraits ne sont pas une thématique très nouvelle, loin s’en faut. J’ai réalisé ces photos en essayant de laisser mon inconscient se manifester, comme souvent avec mes séries. Un moyen d’exprimer par mes images des mots que je ne peux pas dire.

Propos recueillis à Paris 12e le 22 janvier 2021