Vous êtes au cœur d’une rumeur. Recueillis dans l’immense église des Jacobins, écrasés par ses palmiers de pierre, assis en cercle autour des reliques de St Thomas d’Aquin, vous êtes la rumeur. Celle d’un public commençant à grossir et à chuchoter dans une nef qui renvoie des échos inaudibles…
Dans un instant, ce public découvrira la dernière création du Groupe Merci, à mi-chemin entre installation plastique, théâtre et performance, dans un lieu sublimé par l’obscurité qui monte. C’est à Toulouse, en cette fin d’année 2017, au couvent des Jacobins.
1/ Colossos : la voix et le corps
La soirée commence par une performance. Il parait qu’il s’agit d’une pièce de théâtre. Invité à pénétrer le Cloître du couvent, saisi par la fraîcheur nocturne qui y règne, le public s’égaille dans les quatre travées. Etranges couloirs où semblent avoir été entreposés, en attente de leur destination finale, près de quarante cercueils ouverts. On les entend ruminer, tandis que les spectateurs se répartissent autour d’eux par petits groupes. C’est qu’ils ne sont pas vides. Un acteur y gît, grimé, habillé en « habits d’époque », identifié par un cartel qui vaut ici pierre tombale : « Sophie Larguit (1936-1989) », « Mathilde Rimey (née Reboul) (1921-1982) », « Georges Vinchon (1924-1977) ». Chaque visage est éclairé de plein fouet par une mini lampe LED qui lui tresse une auréole lumineuse.
Bien sûr, ce ne sont pas les vrais cadavres qui gisent ; ce sont leur double, leur colossos :
« Le colossos figure comme substitut du cadavre absent. Il tient la place du défunt. » (1)
Yeux clos, leurs mandibules travaillent. Elles ruminent des phrases qui ne veulent pas encore se mettre en mots ; elles tentent de contenir une voix qui enfle en attendant de sourdre.
Tout à coup un flot de paroles se déverse, sortant de toutes les tombes en même temps. Mezzo voce, bien sûr : les cordes vocales des morts sont si fragiles et éraillées. Il faut se pencher, s’approcher au plus près des visages des morts pour les entendre raconter leur histoire. Des histoires banales, triviales : quelques anecdotes d’une vie simple dans un petit village français pris dans le XXème siècle de l’Europe. Au bout de quelques minutes, le cadavre se fige, comme frappé d’une nouvelle mort ; quelques instants plus tard, il répétera le même texte, sorte de rengaine rythmant la déambulation funèbre du public d’un cercueil l’autre.
La voix monologue mais les yeux dialoguent. Car quand ils parlent, les morts vous regardent. Penchés au dessus d’eux, vous pourriez les toucher, sentir leur haleine, presque leur répondre. La voix coule toute seule, telle une source intarissable, tandis que les yeux des acteurs cherchent à attraper le chaland puis à conserver le contact avec son auditoire qui n’est chaque fois qu’une poignée d’individus curieux et attentifs. C’est à vous qu’il parle, et il vous voit.
Ces morts ne sont pas morbides et la balade est gaie. L’ambiance est… joueuse. Sans doute parce que le dispositif a explosé le « quatrième mur » du théâtre, que vous êtes collés à l’acteur-personnage dont vous allez suivre la tranche de vie, que vous êtes au milieu des morts et que si vous parlez à votre voisin ou si vous répondez aux défunts, alors, comme tout à l’heure dans l’église, vous participerez de leur rumeur, de leur mastication. Les morts vous parlent et se répondent entre eux, non seulement dans le sens où leurs textes se font échos pour tramer un grand Texte choral (celui de la pièce de Patrick Kermann, La mastication des morts), mais aussi ici et là, en s’interpellant vivement entre eux.
Les morts ne parlent pas, mais leur statue, colossos, si. Ici, il s’agit d’un colossos familier, mondanisé : il n’engage pas les puissances de l’au-delà, il raconte des histoires bien humaines. Il est taillé sur mesure pour ne pas vous effrayer : il a son nom, un costume, un regard et une voix. « Eugène ? Vous cherchez Eugène ? C’est trois caveaux plus loin, vous pouvez pas le rater, il passe son temps à raconter sa guerre ». La mort en mode mineur… D’ailleurs, ces colossoï ne sont pas dressés, ils reposent et peut-être, ils se reposent.
D’où vient cette voix immémoriale et profonde qui suinte du Cloître ? D’un chœur de morts qui ressassent des bribes de vie. Comment la voix des morts parvient-elle à retentir ? Par le corps des comédiens qui les jouent et les redoublent, incarnant deux ou trois morts au cours de la soirée, leur donnant leur accent, parfois leur gouaille – toujours leur vérité.
« Substitué au cadavre au fond du tombeau, le colossos ne vise pas à reproduire les traits du défunt, à donner l’illusion de son apparence physique. Ce n’est pas l’image du mort qu’il incarne et fixe dans la pierre, c’est sa vie dans l’au-delà, cette vie qui s’oppose à celle du vivant comme le monde de la nuit au monde de la lumière. Le colossos n’est pas une image ; il est un ’double’ comme le mort lui-même est un double du vivant. » (2)
2/ Imago : la figure et son lieu
La mastication des morts commencée dans le Cloître se prolonge au Réfectoire par une installation où l’imago a pris la place du colossos : les morts n’y sont plus incarnés par des corps gisants mais sont figurés par leurs empreintes.
« La notion romaine d’imago suppose une duplication par contact du visage, un processus d’empreinte (le moule en plâtre ’prenant’ sur le visage lui-même), puis d’’expression’ physique de la forme obtenue (le tirage positif en cire réalisé à partir du moule). (…)
L’imago est (…) une image-matrice produite par adhérence, par contact direct de la matière (le plâtre) avec la matière (du visage). » (3)
Ici, ces empreintes sont des photographies à échelle un. La photo-graphia est en effet l’écriture de (par) la lumière et donc l’empreinte des objets éclairés sur le papier photosensible. Les photographies renvoient l’image de cadavres dans le même état de décomposition que les acteurs de tout à l’heure : teint blafard, vêtements passés, postures aux mains repliées et deux yeux grand ouverts qui fixent quelque chose. La vaste salle est emplie de cercueils d’où s’élèvent ces figures, images planes de corps en absence, tantôt couchées, tantôt dressées telles des stèles. Vous êtes invités à y déambuler, armés d’une seule lampe torche portative, à la découverte de visages et de corps qui répètent sans les réitérer les morts de tout à l’heure.
Une rumeur court encore dans ces allées et par ces tombes se dissimulant dans l’obscurité des lieux. En effet des tentes ont été installées sur les bords du « cimetière » : des gens doivent y dormir puisqu’on entend leur logorrhée insistante narrer sans cesse des tranches de vie. Les morts se lèvent-ils la nuit pour mastiquer leurs obsessions à l’abri de ces refuges ? N’est-ce pas parce que tout simplement, tout cimetière est le refuge des morts ?
Vous avancez en éclairant des faciès et des corps toujours nouveaux, en sachant très bien qu’il n’y aura rien de plus à découvrir que l’indifférente répétition de la Mort en ses visages. De cercueils en cercueils, des figures analogues vous regardent, comme si la Mort les avait toutes rendues sœurs. L’ambiance là encore est moins glauque que douce. Ici les morts reposent en leur lieu naturel. Ils sont chez eux, ils ont trouvé leur idios topos et y séjournent en toute quiétude.
La rumeur sonore est passée au second plan. C’est plutôt un jeu trouble et subtile de la vision qui se déroule dans cette salle, entre eux et vous : entre le faisceau de votre lampe qui ne fait que jeter un halo de lumière très circonscrit (le lieu de la lumière), votre regard sur les morts, le regard qu’ils lancent à travers l’éternité de la pose, l’œil photographique qui les a saisis, et tout autour l’abîme obscur à jamais insondable (le lieu de l’ombre).
Les photographies sont des imaginēs des morts de ce petit village français dont on parlait à l’instant ; et par ailleurs, ces images sont des photographies des habitants de Charleroi, en Belgique, où le Groupe Merci déploya une Mastication des morts il y a quelques années déjà. Ce sont des citadins, des voisins presque, qui acceptèrent de jouer le rôle des cadavres et de servir de modèle à ces imaginēs. Ils se sont prêtés au jeu du grimage et du costume, ont choisi une phrase du texte de Kermann pour prendre une pose qui, leur semblait-il, la retranscrirait. C’est cet instant que la photographie a transi. En prêtant l’oreille, peut-être pourrez-vous entendre la voix du mort s’éteindre sur cette ultime parole ? Quel thanatologue saurait interpréter leur posture pour deviner la phrase du texte qui l’a engendrée ?
La photographie ici est donc imago à double titre : l’image du défunt ci-gisant et celle du lieu de l’écriture.
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Du Cloître au Réfectoire, le corps en chair et en voix est devenu figure sans relief et muette. Ces deux-là forment comme le diptyque de l’allégorie, elle qui dialectise voix et regard, présence et absence des corps, lieu-tenance et porte-parole. L’allé-gorie est celle qui « parle » (agoreuō) un « autre » (allos) discours ; ici, elle pourrait être celle qui dit « je parle pour un autre ».
A bien y regarder, toute œuvre et tout comédien sont allégoriques – mais ici cette vertu discrète est mise devant la scène. C’est que les morts ont beaucoup à nous apprendre, pour peu qu’on écoute les ressassements répétés de leur cadavre (ou de ceux qui les jouent).
1 Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs. Tome II, Paris, François Maspero, 1965, p.66.
2 Ibid., p.67.
3 Georges Didi-Huberman, Devant le temps, Paris, Minuit, 2000, p. 69.