« L’esprit humain et la terre sont constamment en voie d’érosion ; des rivières mentales emportent des berges abstraites, les ondes du cerveau ébranlent des falaises de pensée ; les idées se déli-tent en blocs d’ignorance et les cristallisations conceptuelles éclatent en dépôt de raison grave-leuse ».
C’est par ces phrases que s’ouvre « Une sédimentation de l’esprit »(1) : en quelques lignes vision-naires, Robert Smithson y esquisse les fondements d’un « monisme entropique », où l’unité subs-tantielle de la matière et de l’esprit aurait pour corollaire un processus de dégradation réciproque, comme une loi que le devenir aurait toujours-déjà été inscrite en eux. Car, en faisant de l’érosion le dénominateur commun des mouvements temporel, terrestre et cérébral, Smithson désigne aussi en creux un sous-bassement in(di)visible qu’ils partagent tous trois : une zone de frottement con-ceptuel, où, à la bordure hyper-phénoménale de l’émanation sensible et du retrait hors de la sphère de l’apparaître, prendrait naissance cet « Objet Esthétique Non-Identifié » qu’est le « site » smithsonien.
Or —s’il n’y a pas de séparation dualiste entre les essences et les phénomènes — la conscience, le milieu naturel, le « monde », le temps et l’espace eux-mêmes cessent d’être des catégories dis-tinctes pour devenir des propriétés de l’émergence des objets dans la sphère de la sensation. Il n’existe, dans cette optique, ni intérieur ni extérieur : la « sédimentation » temporelle est identique à la géomorphie du monde, et à celle de la pensée ; « ce qui est en haut est comme ce qui est en bas », pour reprendre la formule qui ouvre « La Table d’Emeraude » : parallélisme saisissant d’une alchimie obscure, ouvrant vers deux mythologies spatio-temporelles — celle de l’utopie et de l’uchronie d’un côté ; celle de la dystopie et de la dyschronie de l’autre, dont l’un des avatars les plus contemporains est cette ère que nous nommons « anthropocène ».
Le travail polymorphe d’Emilie Benoist se situe à l’articulation de ces deux hyper-mondes, dans un point aveugle qui en formerait le chaînon manquant, la « cellula phantastica » : ce chaînon, on pourrait le nommer le « géobiologique ». Il rassemble dans un territoire imaginaire les éléments d’une mythologie mycellaire reliant le cerveau, la terre, le végétal ; c’est l’inconnue que sondent inlassablement des séries comme Ces cités, Neverland, Ces milieux, ou des pièces comme Cer-veau-cible ou Circonvolutions. La circularité, l’invagination des formes, figurent ici l’architectonique indifférenciée des formes, l’hologramme d’une réalité, enclose dans son point d’origine ou de fin : ce cercle premier ou dernier, on l’aperçoit conceptuellement dans la « genèse apocalyptique » de Zone Rouge, dont la clôture fragile est toujours-déjà ouverte sur ses bordures, poreuses, plissées, comme une membrane. Dans les lignes de fuite des géométrie invisibles et dans les Rorschach des cerveaux-mondes se déploient alors des cités non érigées, des arborescences cristallines, des fleurs métalliques : toute une réécriture du code phénoménologique, axé non plus sur des identités pré-définies mais sur des « formes-souches », aptes, comme les cellules souches, à épouser tout chemin et tout contour matériels.
De plis et de déplis, il est d’ailleurs très fréquemment question chez Emilie Benoist : la technique de l’origami, qu’elle utilise, dans les séries Biominéral ou Treize Diamants entre autres, pour cons-truire de savantes architectures de papier, révèle ici d’impossibles cristallisations, des espaces-temps alternatifs dont chaque facette contiendrait peut-être la trace de ces mondes, devenus sou-dain minéraux, métaux, ou un étrange intermédiaire entre toutes ces transitions de phase. Ce sont en quelque sorte des cristallisations entropiques, formées parfois des détritus que nous laissons à l’abandon, évoluant vers une matière inconnue, dont la temporalité est impossible à déterminer : ils donnent à imaginer une extra-terrestrialité sédimhantant la Terre depuis son origine, formant avec elle un « hyper-objet » s’étendant bien au-delà d’un espace-temps mesurable linéairement.
Car tous les commencements sont rétroactifs : pour Graham Harmann, l’un des théoriciens de l’Ontologie Orientée Objet (2), un « objet » est comme un rétrovirus, qui injecterait son ADN dans tous les objets qu’il rencontre. Le « monde » s’étend ainsi dans l’espace et le temps bien au-delà des limites que nous pouvons voir, toucher ou même appréhender conceptuellement ; c’est ce qu’Emilie Benoist semble évoquer dans sa série Les Monde, mélangeant l’archive du temps hu-main, incarné par les exemplaires du célèbre journal, à l’idée d’une archive immémoriale du monde : préhistorique et future, comme les oeuvres du minimalisme américain lus par Smithson (3) — des outils tribaux échoués sur un rivage futur, non encore érigé et pourtant passé. On mesure combien l’uchronie se situe au coeur du travail de l’artiste, et il n’est pas étonnant que les déplacements de forme, de temporalité, d’espaces glissant et agissant les uns sur les autres constituent la région mentale dans laquelle flotte ses oeuvres, une topologie non euclidienne, obéissant à une mathé-matique secrète des angles, une géométrie alien même lorsque celles-ci prennent la forme d’un solide ordonné : comme si les dimensions supplémentaires d’un monde invisible s’étaient brus-quement refermées, cachée sous la carapace fragile d’un organisme ou d’un organon inclassi-fiables.
L’archive rétroactive de nos futurs commencerait-elle (donc) avec la (dé)classification ? D’agencement de mondes, il est d’ailleurs question dans Ces Milieux et ce n’est peut-être pas un hasard si les débuts de l’anthropocène coïncident historiquement avec les arborescences de Ernst Haeckel. Le lien mystérieux qui unit le cerveau, la terre, les formes-réseaux, qu’elles soient végé-tales ou neuronales, est un thème récurrent chez Emilie Benoist, et nous retrouvons là l’idée d’un temps mycellaire, d’une forme-souche, d’une « transferrance » de l’énergie vers la matière, qui à la fois transmet un code et le déforme, comme si l’anthropocène était aussi ce moment où, au-delà de toute hypocrisie, nous sommes contraints d’affronter la vie organique monstrueuse que nous avons nous-mêmes créée, cette organicité qui échappe désormais à tous les schémas d’équilibre conceptuel et de distinctions classifiantes : les outils ont finis par engendrer de nouveaux organes, la technologie s’est fondue à notre phénotype, l’a étendu au-delà de tous nos rêves prométhéens pour finalement, par un effet de boomerang, nous renvoyer notre propre image déformée. Au pa-radigme du savant-éclaireur s’est substitué celui du docteur Frankenstein, aux Lumières et au rêve de progrès, le cauchemar toxique de notre phénotype étendu.
Le travail d’Emilie Benoist cherche à saisir quelque chose de cette émergence spectrale qui pour-rait se développer dans toute forme, comme des cellules-souches matricielles. Si l’on modélisait l’entropie sur une crypto-science comme la « géobiologie », et non plus sur la thermodynamique, ne pourrait-on pas voir dans ce processus de désorganisation de la matière une forme de cancer proliférant dans les cellules objectales qui structurent la biosphère ? une tératomorphie, une térato-genèse engendrée par nous et nous absorbant , dont le bioplastique serait un des exemples les plus frappants. Les entropies ballardiennes relues par Smithson ne sont pas loin dans cette fiction dystopique de la science, et ce sont, non plus des paysages de cristal, mais des coraux et des mousses pétrochimiques que mettent en scène la série Micro-mousse ou Cellula phantastica, constituées de micro billes de plastique étrangement organiques, traversées par une anti-nature qui les ronge et les absorbent, comme si aucune catégorie n’était jamais close sur elle-même, as-surée de son essence.
Car tous les objets sont extimes ; le monde, l’environnement, la nature n’existent pas en soi : nous nous éveillons juste à l’intérieur d’un objet autre que nous. Le temps lui-même n’existe pas : aussi tout arrive-t-il à la fois simultanément et en retard, auto-contenu dans le paradoxe hyper-rouge de l’ « apocalypse première » ou de la « genèse finale » ; il y a donc chez Emilie Benoist plusieurs mondes qui n’en forment qu’un puisque tous les instants y coexistent, dans une forme d’éternité sans repos, repliée dans au moins quatre espace-temps qui n’ont pourtant aucun topos ni aucun chronos propres, juste des mycelliums intriqués les uns dans les autres.
Le « premier » d’entre eux serait celui de l’ architectonique initiale des formes « absolues », vides, séparées de tout con-tenu mais déjà apte à recevoir une forme ; le second traduirait le passage à la forme-souche, au mycellium de la conscience et de l’inconscient, à la ville-cerveau, c’est-à-dire à la seconde archi-tectonique, celle qui remplace, comme un monde double, ce premier monde de l’archi-écriture, caché à jamais dans le feu et la cendre des origines ; puis viendrait le troisième monde, le monde des rapports complexes, et des classifications in fine impossibles ; enfin le quatrième monde, qui est aussi le premier, puisque toute spectralité rétro-agit sur l’origine, serait celui des fantômes de la dystopie, commençant avec le deuil produit par le travail, puis se structurant en production indus-trielle, pour nous transformer nous-mêmes en produits de notre travail, c’est-à-dire en spectres recrachés dans une nouvelle matière qui nous a absorbés.
Notre post-capitalisme tourne désormais sans fin dans ce cercle, jusqu’à ce que nous soyons ap-pelées à un nouveau faire. Et c’est sans doute, entre les blancs, à cette utopie que nous convie le travail d’Emilie Benoist, dont le moindre paradoxe n’est pas d’être lumineux et porteur d’espoir jusque dans sa noirceur.
(1) Robert Smithson, « A Sedimentation of the Mind : Earth Projects », Atrforum, sept.68, p.44
(2) Graham Harmann, L’Objet quadruple, une métaphysique des choses après Heidegger, PUF, MétaphysiqueS, Paris, 2010
(3) Voir à ce propos : « Donald Judd », in 7 Sculptors, Institute of Contemporary Art, Philadelphia, 1965 ; « The Crystal Land », Harper’s Bazaar, May 1966 ; « Entropy and the New Monuments », Artforum, June 1966, p.26