Pour sa première exposition personnelle à la galerie Escougnou Cetraro, Emmanuel Le Cerf a conçu un parcours fragmentaire, où le visiteur semble pris au piège, non seulement d’un jeu de pistes mémoriel, mais aussi d’une mécanique illusionniste qui masque ses propres lois causales en égarant le regard. Le titre de l’exposition lui-même, « I keep hell clean for your return » reflète une certaine ambiguïté, jusque dans la figure paradoxale d’un enfer devenu minimaliste, post mo-derne et cellulairement ordonné, mais où le refoulé gronde pourtant sous la surface ; comme si, à vouloir masquer les démons et à les maintenir enfermés dans l’envers du décor, ils se trouvaient insensiblement convoqués sur le devant d’une scène de crime ontologique, où l’image serait in-cessamment mise à mort, dégradée et réincarnée dans la circularité sans fin d’un sampling, fait de plis et de déplis figuraux et de modulations tactiles.
On pense, bien sûr, aux représentations plastiques de l’Enfer : et en premier lieu à Jerôme Bosch, dont la présence subliminale plane sur l’exposition, et l’infiltre, littéralement ; Emmanuel le Cerf n’a-t-il pas d’ailleurs minutieusement recouvert des zones entières de La Tentation de Saint Antoine et du Jugement Dernier par du mastic, qui, en traversant la trame, a formé sur l’envers de la toile des excroissances mi-organiques , mi-végétales, comme une géographie secrète de la mé-moire des images, une spéléologie du sous-bassement mycellaire où elles se métamorphosent ? Ce n’est donc pas tout à fait un hasard si, par un effet d’associations libres, nous croisons dans ce sabbat imaginaire une mue de serpent, ou si les filaments de mastic évoquent, entre autres, des larves, comme pour faire signe vers une putréfaction alchimique du terreau de l’image et vers ses chrysalides futures.
Dans le jeu d’écho construit par Emmanuel Le Cerf, oscillant entre l’hyper-présent techno-scientifique et le passé, la descente vers le fond des images et leur retour(nement) spectral, le mythe d’Orphée et d’Eurydice n’est pas loin, lui qui parle aussi de regard impossible, d’attente, de descente aux Enfers et de perte. Et aussi de cette « autre nuit » qu’évoque Maurice Blanchot dans L’Espace littéraire : « Quand Orphée descend vers Eurydice, l’art » écrit-il, « est la puissance par laquelle s’ouvre la nuit »(1). Sous le nom d’Eurydice, attendant aux Enfers, se cache l’extrême limite de la représentation, ce point obscur vers lequel le désir et la mort semblent tendre, là où la nuit s’approche de ce qu’elle cache en elle. Orphée néanmoins ne peut l’atteindre, car la nuit de la nuit, comme le soleil, ne peut être regardée en face : il ne peut que l’attirer à lui, en s’en détour-nant. A l’image du corps en archipel construit par Emmanuel le Cerf, le corps d’Eurydice est à la fois nulle part et partout, offert et voilée : sa profondeur ne se révèle qu’en se dissimulant.
C’est pour cela peut-être que l’étrange spiritisme technologique que met en oeuvre Emmanuel Le Cerf se présente comme un entrelacement de ports et de déports, d’archétypes et d’images mentales fugitivement incarnées puis repoussées vers un autre rivage, par les vagues de l’océan des formes ; dans le flux et le reflux des signes et des signaux, les ectoplasmes d’images semblent ici constamment changer de lieu, de temps et de support. Le ton est donné d’emblée par le paravent déployé à l’entrée de l’exposition : sur le velours noir apparaît, au gré des jeux de lumière, l’image d’une séance de table tournante, dont on ne distingue plus que des détails : les mains, brossées à même le velours noir, et un ovale vide ; réduite à l’essentiel, c’est-à-dire à l’aire géographique de l’apparition et aux opérateurs humains, formant une interface avec le monde invisible, cette scène se fait l’emblème de la mutabilité des images, de leur plasticité spatio-temporelle, passant du monde de l’histoire à celui de l’imaginaire scientifique et de la technologie de capture infrarouge.
Zone de surveillance (de l’)invisible, matrice segmentée en unités de sons, de lecture, de vision, l’exposition d’Emmanuel le Cerf immerge le visiteur au sein d’une expérience uchronique de la perception et de la formation des images, impression renforcée encore par la télévision que per-mettent les techniques d’enregistrement et de projection, qui n’ont strictement parlant, ni temps ni lieu : le noir serait alors à la fois l’écran avant tout signal, la nuit avant toute lumière, l’obscurité de l’esprit avant toute conscience ; mais aussi la zone vierge, blank, la page non écrite, réceptrice de l’inscription : la blancheur est une noirceur autre. La référence aux livres, au-delà de l’idée d’une archive physique, évoque fugitivement le bloc magique(2) de Freud, la trace mémorielle déposée et effacée, comme le palimpseste d’une archi-écriture de l’inconscient des images dont le mécanisme mis en scène par Emmanuel le Cerf (r)appellerait la langue inconnue. Langue écrite ou parlée, mais aussi peut-être organe de la phonation : car les filaments des surfaces boschiennes que nous évoquions précédemment rappellent étonnamment la surface d’une langue vue par le balayage d’un microscope électronique.
Constellée dans l’abîme de ses incarnations possibles, attendant l’incantation d’une voix et d’une vision futures, l’image, par essence toujours-déjà porteuse d’une latence autre, serait peut-être alors ce « seul Lazare véritable dont la mort même serait ressuscitée »(3).
(1) Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, NRF Gallimard, Paris, 1955, « le regard d’Orphée », p.179
(2) Sigmund Freud, Huit études sur la mémoire et ses troubles, NRF Gallimard, Paris, 2010, « Note sur le bloc magique », p.129 sqq
(3) Maurice Blanchot, Thomas l’Obscur, première version, NRF Gallimard, Paris, 1941, p. 49