Si l’exposition d’Emmanuelle Villard à la galerie Les filles du calvaire s’est terminée en fin janvier, celle mise en place à l’abbaye de Maubuisson, site d’art contemporain de Saint-Ouen l’Aumône, continue jusqu’au 28 mai 2012. Les titres reliés, Artifici finti #1 et #2, de ces deux expositions signifient bien leurs parentés et complémentarités. Le titre, en italien, dont la traduction pourrait être artifice factice, rappelle au visiteur qu’il y a lieu de prendre ses distances vis à vis de ce qu’il regarde. Depuis longtemps cette artiste travaille la peinture mais la peinture autrement. Le médium pictural est le plus souvent présent mais confronté à d’autres matériaux. Ce qui réunit les deux parties de cette exposition c’est l’introduction par l’artiste dans ses créations d’une multitude de petits éléments de parures féminines : perles, cabochons, strass, colliers fantaisie, etc. Les qualités propres à la peinture comme l’onctuosité, la fluidité, le rayonnement coloré vont devoir se confronter aux séduisantes visualités de ces parures de mode et de spectacle.
L’expérience de la peinture
Pour redécouvrir toute la plasticité de la peinture il y a lieu d’expérimenter diversement sa fonction dans la genèse de l’œuvre à commencer par le moment de son emploi, donc sa position spatiale, dans la fabrique du tableau. Dans cette série de créations nouvelles d’Emmanuelle Villard, pour certaines œuvres comme Medley n°13, 2011 ou les 7 tondi installés dans la salle des religieuses de l’abbaye, la matière picturale est mise en place en premier pour recouvrir le subjectile, constituer un milieu propice à des ajouts et surtout pour assurer une dominante colorée. Le passage par la peinture peut aussi être second. Dans d’autres œuvres comme Medley n°7, 2008-2011 la teinte violette vient couvrir la toile sur laquelle ont été préalablement disposés, inégalement répartis, quelques éléments plats. La peinture constitue le mi-lieu.
La couleur unifie la surface avant la distribution par collage à touche-touche d’une infinité de perles variées en tailles, en formes et de surtout très diverses de couleurs. Un troisième positionnement stratigraphique et temporel du matériau pictural se rencontre aussi. Dans Medley n° 4, 2008 une double coulée de peinture verte, gris-vert d’abord puis presque jaune, est venue recouvrir le support comme les petits éléments rajoutés. Tels des ilots sur cette mer glauque, quelques cabochons noirs émergent çà et là ; du fait de leur matière lisse et de leur forme demi-sphérique la coulée de peinture a glissé dessus. Mises en peinture les parures disparaissent. L’élégance des perles, strass et paillettes se noie dans la fange des humeurs visqueuses du médium pictural. Pour tous des objets de demi luxe, destinés à être montés et montrés, il y a eu chute et dispersion avant le redressement de la toile.
La valorisation de l’effet de recouvrement de la peinture se retrouve aussi dans les « objets visuels ». Ce sont des suspensions faites d’assemblage de sphères de tailles différentes, couvertes de plusieurs couches de peinture brillante, lisse et dégoulinante avec une dominante colorée noire ou blanche. Aux effets de gravitation de la matière picturale — les coulures sont données à voir — s’ajoutent les pendaisons de multiples colliers de perles de couleurs. Avec Emmanuelle Villard la peinture n’est pas mise à nue mais parée ; l’ironie est que pour la rendre artistique elle lui ajoute des parures de pacotille.
Dans les peintures de cette artiste, les différents constituants semblent prendre place librement pourtant, sans être calculées ; leurs dispositions sont ressenties, estimées, corrigées tout comme dans les œuvres de Pollock.
Lorsqu’on a vu les films de Hans Namuth, on sait combien l’artiste américains place judicieusement ses taches et ses traces. Emmanuelle Villard en fait autant avec ses perles et bimbeloteries. Si ici les petits miroirs ou les cabochons se distribuent en semis, là de très nombreuses petites perles rouges ou noires sont regroupées de manière à constituer des étendues colorées. Depuis ses premiers travaux exposés en 1996 à la Villa Arson, le semis est un des dispositifs récurrents présent dans nombre de ses peintures. Le semis est sans doute le plus pictural des principes décoratifs. Dans tous les cas le plasticien tient sa surface en disposant sans système régulateur préalablement établi. Le spectateur, à son tour, explore les œuvres sans contraintes, selon un parcours renouvelé à chaque regard. Il y a bien quelques ensembles qui constituent des figures isolées, comme les suites linéaires de perles en colliers, mais leur clôture sur eux-mêmes oblige le regardeur, en fin de parcours, à sauter à autre chose.
Malgré ces ajouts d’éléments étranges, la peinture, avec ses qualités particulières, ne disparaît pas, elle reste présente, mais se cache sous des habits ornementaux. Pour l’artiste il est essentiel de faire disparaître la présence objectale du subjectile. Elle efface celui-ci pour installer une étendue avec une identité propre susceptible de faire face au regardeur. Ce faire face est accentué par la présence fréquente de petits miroirs circulaires. A moins de vous approcher très près vous ne vous verrez pas dans ces reflets, mais l’œuvre, elle, vous regarde !
Le défi
Dans les VEniaiseries pas de saturation des couleurs mais réplétion de la surface de la toile par de si nombreux éléments de petite taille qu’il est impossible de les compter. Cet état de fait du nombre modifie le sentiment du regardeur : il aura beau essayer de tout voir, il n’y parviendra pas. Il ne s’agit pas d’en mettre plein la vue au visiteur blasé pour qui trop ce n’est jamais assez. Devant ces peintures, comme souvent, le passant passe d’œuvres en œuvres sans prendre le temps de détailler ; il y a tellement de petits éléments qu‘il ne peut tout voir. Peut-être le visiteur va-t-il conscientiser ce renoncement, peut-être va-t-il alors comprendre que, plus que des pièges à regard, ces tableaux sont des défis lancés au cerveau humain toujours enclin à mettre des mots sur ce qu’il voit. Habituellement tout se dit, tout se nomme. Mais ici il y en a tellement qu’il est impossible d’en faire un inventaire verbal exhaustif. Le défi lancé par Emmanuelle Villard n’est pas adressé au regard mais au langage. L’impossibilité de nommer précisément les éléments constituants rappelle que l’expérience esthétique de la peinture est d’abord visuelle avant d’enclencher des réflexions conceptuelles.
Les titres
Le langage, défié face aux créations, fait retour dans les titres donnés par l’artiste à chacune des séries d’œuvres. Nous avons déjà cité Medley, terme anglais que la traduction française « pot-pourri » dégrade quelque peu. Dans le domaine musical les medley regroupent les musiques de plusieurs chansons d’un même style jouées sans coupure. Dans les œuvres intitulées Medley les perles, cabochons et strass ont été disposés sans ordre sur la surface jusqu’à saturation de celle-ci ; ils constituent de multiples semis très denses. En musique on peut également parler de « mégamix » et ici de faire d’Emmanuelle Villard une artiste du mégamix pictural. Le terme VEniaisery, intitulé donné aux tondi a, sans être anglais, des consonances anglophones qui interrogent : VE comme les initiales de l’artiste et niaisery ou niaiserie terme aux multiples synonymes comme babiole, bagatelle, bêtise, bricole, broutille, enfantillage, facétie, fadaise, frivolité, futilité, ganacherie, puérilité, pouvant servir à qualifier plus ou moins ironiquement les créations de l’artiste. On a compris que si elle aime jouer avec le visuel et le tactile des matières elle prend aussi plaisir à faire glisser l’orthographe et le sens des mots : elle intitule Pheintures ses photographies informées par l’exercice de la peinture.
La peinture s’installe
Ce qui touche le regardeur est cette capacité de VE à faire œuvre de tout et de rien et aussi sa volonté de transformer l’ordre usuel des choses : à l’abbaye de Maubuisson les grands tondi sont suspendus dans l’espace de la salle, les poteries ne se dressent plus sur leur socle mais s’écroulent sur elles même, ici comme dans la galerie des Filles du Calvaire les volumes sculpturaux sont suspendus. Pas plus que l’histoire des arts celle des techniques ne doit constituer un obstacle à la créativité bien au contraire.
Emmanuelle Villard n’est pas exclusive ou monomaniaque : tous ses volumes ne sont pas suspendus (la série Playtime se pose sur un socle) et tous les œuvres bidimensionnelles ne sont pas circulaires. On peut cependant s’interroger sur la fréquence des tondi dans ses créations depuis de nombreuses années. Sans lui poser la question, essayons quelques hypothèses. Ce format rompt avec les habitudes, c’est autre chose que les sempiternels rectangles allant de la feuille de papier Canson, à la page du cahier, au papier machine et aux toiles préfabriquées calibrées en figure, paysage, marine. Le support circulaire, réputé plus difficile à organiser pour ceux qui élaborent de savantes compositions convient mieux aux artistes qui comme VE hiérarchisent peu les éléments installés sur l’étendue. Autre avantage pour ceux qui travaillent à l’horizontale on peut tourner autour pour mettre en place chaque pièce. Surtout ensuite les tondi peuvent être accrochés aux murs comme ce fut le cas à la galerie ou installés dans l’espace comme on peut les voir à l’abbaye, ailleurs ils pourraient être suspendus au plafond ou pourquoi pas disposés au sol. Souvent avant d’être installé ils n’ont ni haut ni bas ni droite ni gauche. Pour certaines de ces créations récentes de Emmanuelle Villard une orientation semble privilégiée du fait de la présence d’une figure faite par la ligne continue des perles d’un collier ; il peut s’agir d’une suite de perles réelles comme dans Medley n°13 (2011) ou de simples traces de colliers laissées sur la toiles après bombage comme dans Lace n° 3 (2011).
Dans la salle du chapitre de l’abbaye un astucieux dispositif scénographique oblige le visiteur à se glisser entre des colonnes parallélépipédiques. Certains côtés font miroir tandis que sur d’autres sont accrochés une série de collages baroques et saturés. Ceux-ci sont réalisés à partir de découpages minutieux des images de magazines féminins luxueux figurant des bijoux, des pierres précieuses, des étoffes chatoyantes et des fourrures. Même travaillées à partir de motifs ornementaux ces œuvres sont loin d’être décoratives. Ici le système s’inverse : ce sont les éléments d’ornementation qui font tableau. Devant ces collages de motifs en excès, il n’y a pas de figuration — contrairement à ce que semble dire l’artiste dans un entretien — une fois découpés, montés, collés les éléments photographiés sont abstractisés. Comme toujours chez cette artiste tout se tient parce qu’il y a accord des diversités : chaque élément est présent parce qu’il apporte plastiquement quelque chose de différent de ses voisins mais ensemble ils concourent à l’instauration d’autre chose ; autre chose qui n’est pas là pour faire sens mais déjà sentiment. Avec une collection des restes des artifices de la féminité, Emmanuelle Villard installe de nouveaux mondes.
Fascination ornementale
Que ce soit dans les collages ou les peintures de plus grande taille, les éléments réunis par leur juxtaposition sur une surface plane sont multiples mais chacun, aussi petit soit-il, garde une existence autonome. Même si l’artiste a créé du lien dans la genèse de l’œuvre, l’important était de tout associer. L’œil du spectateur tire son plaisir des dé-liaisons qu’il peut faire en s’approchant des œuvres. Double temps pour le visiteur : de loin l’unité du tableau est assurée et rendue intelligible par la dominante couleur, de près la profusion de petits éléments trouble le regard et la multiplicité des éléments autonomes ressort. Il y a le grand tout de l’œuvre et de tout petits touts : perles diverses, cabochons et strass de couleurs multiples. Devant ces accumulations de petits éléments réels ou photographiés de joailleries fantaisie on peut donner libre court au regard dégagé a priori de la nécessité d’une appréciation formulable avec des mots. Ça me plait à regarder, ai-je besoin d’en savoir plus ? Oui sans doute car on ne peut pas penser que tout cela soit créé juste pour le plaisir des yeux. Assurément l’aspect ornemental n’est pas subi mais recherché. Les différences se marquent. Tant dans les créations bidimensionnelles qu’en architecture, de l’art égyptien à l’art nouveau, les ornementations s’inspirent souvent de formes issues du monde de la nature, alors que les matériaux de base du travail créatif de Emmanuelle Villard sont eux issus d’un monde cultivé, considéré aujourd’hui et en occident comme essentiellement féminin, valorisant l’apparence, la parure, la séduction.
Cela ne signifie pas qu’il y ait chez elle une fascination fétichiste pour les bijoux fantaisie qu’elle utilise à profusion dans ses créations. Ce sont quelques uns de ses matériaux qui actuellement lui permettent d’expérimenter le travail de la peinture autrement. Elle n’entretient pas une relation personnelle avec eux et ne demande pas au visiteur d’adhérer intellectuellement à cette profusion de simulacres. Bien au contraire devant cette débauche de parure de luxe ou de pacotille, le regardeur balance constamment entre l’attraction et la répulsion. Un tel degré de recouvrement par l’ornement évoque plus le vieillissement et la mort (thanatos) que le plaisir et la vie (éros). Le balancement n’est pas nouveau mais personne jusqu’à maintenant ne l’avait posé de cette manière.