En œuvres les fabriques de soi ou comment « digérer le monde » ?

L’importante collection du Musée départemental d’art contemporain de Rochechouart, entre deux conservateurs depuis plusieurs mois, méritait une relecture. Julie Crenn une de nos plus actives curatrices y avait déjà monté en ? Peindre dit elle. Appelée à porter son regard critique sur l’ensemble des œuvres elle a ressenti le besoin d’en affirmer le reflet qu’elles pouvaient apporter sur notre situation sociétale aujourd’hui. A l’époque de la fin des utopies, nos corps impuissants face à un monde inconfortable s’exprimant dans un flux d’images et de messages que nous ne maîtrisons plus, tout cela suppose une reprise en main, d’où la question implicite de son titre « Digérer le monde ».

Parmi les membres récents de l’AICA, Julie Crenn se manifeste comme une des plus actives personnalités, susceptible de poser avec acuité mais sans part pris outrancier les questions qui brûlent aujourd’hui. Sa quête des fabriques de soi se poursuit avec Peindre dit elle 2 qui regroupera non plus 19 artistes mais 40 femmes peintres. A l’Institut Contemporain d’Art International et Océanien elle ouvre sa perspective au portrait et à l’autoportrait, se demandant Où poser la tête ? . Agir en son lieu à la Galerie Duchamp d’Yvetot. Tandis que les questions de genre sont posées avec Pascal Lièvre à Malakoff autour d’une exposition espace de réflexion et de confrontation, mêlant pour Her story vidéos, témoignages et transmission d’une bibliothèque au sujet des féminismes. Son engagement l’amènera à explorer à partir du 21 avril avec Franck Lamy au Mac Val la question des origines de l’actuelle population française en affirmant Tous des sangs mêlés.

Le découpage en salle des deux premiers niveaux actuels du Château lui permet de constituer des micro-ensembles installant de féconds dialogues entre les œuvres. Tandis que l’espace du grenier plus ouvert permet d’apporter une réponse à ces situations plutôt négatives. La thématique est posée par le face à face entre les Souffleurs de Suzanne Lafont et des extraits de la série des Bonheurs dessinés à partir d’images de publicités pour agences de voyage par Annette Messsger.

Les rapprochements d’œuvres obéissent à une logique fictionnelle qui rejoint parfois des proximités d’école, ainsi deux portraits de Thomas Ruuf, plein cadre font face à cet étrange portrait en pied de cette femme en robe de chambre dans une rue de Valérie Jouve que l’on retrouve sur l’affiche. Mais leur dialogue de proximité est contrarié par la figure butée d’une petite statue féminine de Kiki Smith. Les fonctions humaines basiques sont invoquées avec des techniques différentes. Ainsi pour l’habitat si une petite maison de cire rouge de Wolfgang Laib suggère une certaine intimité protégée , elle est posée au sol face à une peinture murale de Laure Tixier qui reprend le plan d’une prison de luxe en Arabie Séoudite.

La possibilité humaine de se mouvoir se trouve souvent limitée, à la façon dont évolue le crâne de Steve Mac Queen dans un autofilmage en bas d’écran. La ronde offre un déplacement en boucle qui trouve plusieurs interprétations, les pas englués dans l’argile de Julien Dubuisson ne gardent trace que d’un rituel dont on a perdu le sens. Il n’en a pas plus que la réunion de moutons photographiés serrés par Grabriel Orozco. Les multiples échos que la critique organise lui font inviter une double balançoire en verre de Mona Hatoum. Le réservoir d’une ancienne centrale nucléaire transformé en centre de loisirs permet à Lydie Jean-Dit-Panel de faire son propre tour de balançoire, ronde vaine qui poursuit sa quête artistique d’une critique écologiste.

On se souvient de l’auto-censure américaine pour ne pas montrer juste après les évènements les morts du 11 septembre. En 2002 dans le chantier de Ground Zéro un reporter de Getty Images a cadré parmi les décombres un buste d’une statue de Rodin qui incarnait de façon symbolique toutes ces dépouilles non montrées. C’est ensuite la grande artiste féministe Carolee Schneemann qui produit une pièce photographique montant en bandes les corps en chute des deux tours. L’exposition leur donne une valeur mythologique en la rapprochant d’une Chute de l’Ange de Giulio Paolini et d’une statue en bois de Stephen Balkenhol, représentant un homme tenant sa tête.

La balance idéologique qui secoue notre monde se trouve aussi mise en œuvre
avec des dessins et leurs variantes tissées, domaine de recherche qui a fait l’objet de la thèse de Julie Crenn. Elle invite donc des jeunes artistes issus de ce champs pour compléter son choix dans la collection. Agathe Pitié met en enluminure l’univers des gangs dans une iconographie à l’influence médiévale mêlant encres de chines et colle . Lucien Murat dans ses étonnantes peintures sur canevas mixe jean François Millet, les jeux vidéos pour mettre en majesté un Ben Laden grimaçant. L’artiste d’origine soudanaise Hassan Musa oppose à cette œuvre un délicat portrait de Barak Obama réalisé en couture et broderie.

L’exposition se conclut sur un dialogue masculin féminin où la digestion du flux de surinformation se trouve confiée à un éclatement festif de Claude Lévèque, qui annonce aussi dans une œuvre mixte la nécessaire dérive comme on le revendiquait dans les années 80 par cette formule en néon « here today gone tomorrow ». L’une des révélations de cet accrochage est la performeuse Sara Trouche . Dans la République Macédonienne elle se photographie nue sur les hauteurs de la ville de Tetovo le dos tracé d’une carte de cette cité que lui a reconstitué une habitante, faisant face à la vie qui reprend. Cette reprise se manifeste joyeusement avec la double vidéo de Rinjnke Dinstra, Buz Club , tournée à Liverpool en 1996 -1997 ou des adolescents se laissent aller à un groove qui les prend peu à peu, pour une fête intimiste.