Le titre de la commande photographique publique du Centre national des arts plastiques, et celui de l’exposition, peuvent surprendre tant les images de la ville signifient aujourd’hui l’espoir et la violence, l’accueil et le rejet, les inégalités et l’inhumanité des sociétés contemporaines. Alors nait l’exigence de construire un regard autre qui ne se rassure pas des évidences, de défricher un récit ouvert de la ville-monde, d’instruire une écriture politique de l’invisible derrière le trop visible, d’écouter, d’entendre et de voir ce que Gilles Clément définit comme « tiers-paysages », le lieu constamment détruit et renaissant d’une expérience humaine, de l’expérience de ceux qui n’ont pas la parole.
« Vu la République, la fraternité en ses fondements […] Considérant que Calais fut, de facto, une ville -monde, avant-garde d’une urbanité du 21e siècle […] Déclare : Article 1 : Que la destruction de la Jungle de Calais doit se voir consignée dans les pages de l’histoire de France contemporaine comme un acte de guerre conduit non seulement contre des constructions, mais aussi contre des hommes, des femmes, des enfants, des rêves, des chants, des histoires, non seulement contre un bidonville, mais contre ce qui en 2016 a fait ville à Calais. » (36001e Commune de France, Arrêté N°2017-01, Pôle d’Exploration des Ressources Urbaines). L’exposition, conçue avec l’association PEROU dans le cadre des dix ans du Réseau Diagonal, parle d’engagement, de l’engagement des individus et des structures qui participent et témoignent de la dynamique créative du dénuement, inventant l’urbanité autre de la « New Jungle » de Calais. Elle impose autant la question de la violence légale que celle de la violence langagière et médiatique qui qualifie les individus et les travestit d’invisibilité par des termes génériques – « Appelez-moi par mon nom, je ne suis pas un migrant » -, celle de l’exclusion sociale et politique qui refuse le droit d’être considérés comme habitants à part entière à celles et ceux, qui, réfugiés dans la précarité et l’insalubrité, sont désignés comme indésirables de l’urbanité.
Qu’est-ce que le droit à la ville, si la ville discrimine les espaces, si par l’emploi d’expressions génériques, « migrants », « démantèlement », etc., les pouvoirs et les médias dénient la subjectivité des individus, réfutent la pratique et l’inventivité d’habiter ?
« Welcome my friend », le journal réalisé par Gilles Raynaldy, proposé à la consultation à l’entrée de l’exposition, introduit le lecteur à l’expérience urbaine et sociale de la « Jungle ». Il propose, à travers photos et textes imageant l’inventivité des habitants, la résistance, les adaptations, les bricolages des habitats et des lieux collectifs, les relations et les moments qui instituent au quotidien la ville-monde, de partager « [les] moments de confiance et de proximité, de complicité avec l’étranger, [les] signes de solidarité, d’espoir et d’hospitalité dans [les] conditions de vie difficiles et précaires ». Il ouvre ainsi au lecteur, par la qualité revendiquée du journal, une écriture politique de l’invisible.
Lofti Benyelles imagine, à l’échelle de l’expérience intime, Calais – « Les généalogistes », « Fin du spectacle Long Ma devant la mairie de Calais » – et la « New Jungle » – « Déjeuner chez Saad, 10 mars 2016 » – comme un lieu, les parties d’un même territoire vécu à l’état de crise. Photographe privilégiant les situations dans ce qu’elles ont de plus spécifique, il se mêle aux habitants, en visiteur, les écoute, s’intéresse aux récits de leur expérience urbaine, au temps de leur appropriation du territoire, les nomme et accompagne de textes ses photographies – « Wassim dessinant une Carte de la Jungle, 19 mars 2016 », « Sayed Mohamed et Adel après neuf mois passés dans la Jungle de Calais, mars 2016 » – de l’invention de la ville et son quotidien dans une approche qui ne sépare pas, une démarche attentive à l’identité qui privilégie la rencontre et se méfie de la massification et des statistiques.
« Ç’aurait été une route au bord de la mer
Elle aurait traversé un grand plateau nu.
(Temps.)
Et puis un camion serait arrivé.
Il serait passé lentement à travers le paysage. »
Un lieu, des lieux, surtout de passage, « CHAMBRE NOIRE, ou chambre de lecture », Claire Chevrier emprunte le scénario du film Le Camion de Marguerite Duras pour publier un roman photo, un « gratuit distribuable ou en affiche à coller aussi bien dedans que dehors […] pour reprendre des outils simples, populaires. Du Saviem de Marguerite Duras au « Leyland » de Claire Chevrier, à la typographie du logo de la marque, s’ébauchent, dans les rapports de fermeture entre la France et le Royaume-Uni, des strates de significations, pays de la jachère ou de la désuétude de la loi. Des photographies de face ou latérales prises de la cabine surplombante du camion, se compose une fiction documentaire, soutenue par de larges extraits du dialogue de Marguerite Duras et Gérard Depardieu, l’histoire complexe et multiple des territoires, des paysages et des lieux de passage et, en filigrane, des hommes qui les traversent : « Elle serait descendue dans la lande. / Il l’aurait laissé descendre. / Et puis il serait reparti. » `
« La Jungle, c’est tout ce qu’on a ! ». Sur une table de fortune photographiée en plongée, une couverture, quatre personnes jouent aux dominos, on ne voit que leurs mains. Jean Larive choisit de documenter la « Jungle » comme espace habité, un quotidien photographié dans le respect de l’intimité et de l’anonymat des individus. Face au sentiment de perte d’identité, il recueille les paroles, ce que disent et font les personnes, debout, en mouvement, qu’il photographie en noir et blanc, « J’habiterai mon nom ». Questionnant l’imaginaire du lieu où dialoguent les cultures et les langues, il en propose un poème visuel inspiré librement d’Exil de Saint-John Perse, « J’ai vu à Calais des oiseaux » ; à travers la métaphore, se profilent des histoires, des mythes, le tatouage d’une plume comme symbole de La Conférence des oiseaux, d’un voyage qui ne connaitrait pas les frontières.
En contrepoint, il présente une deuxième série, en couleur, ce que les femmes et les hommes ont écrit, dessiné, créé, cousu, noué dans le lieu transitoire, témoignage interrogateur de ce qui a été et de ce qu’il en est advenu : « Stop war in Syria Then I will return back ».
L’image pourrait être une photographie de famille. « Aladin et Marianne, School bus, Calais », partie amicale de Uno dans un décor coloré de douceur confortable ? « Amber & Mohammed, zone sud de la jungle de Calais », deux amis posant dans un sentier dessiné par les nombreux passages ? « Zara devant la porte de la Belgium kitchen, zone nord de la jungle de Calais », réfugiée ou bénévole, posant de façon classique devant un fond coloré ? En associant ainsi les personnes dans ses photographies, Elisa Larvego brouille la partition identitaire dont l’évidence est trop souvent admise sans questionnement sur les termes, sans attention aux individualités ; complicité commune du partage d’un temps de vie entre réfugiés, Calaisiens et Anglais – « Alex Jarvis, campement des bénévoles, Calais » -, venus en nombre apporter leur aide, complicité peut-être aussi de la langue, peu de réfugiés maîtrisant suffisamment le français. « Ces images sont avant tout la trace de mes rencontres avec ces gens, avec ces lieux. Elles sèment le doute sur le statut des personnes représentées, ne précisant par leur rôle d’aidant ou d’aidé et montrant par là-même l’absurdité d’une identité qui entrave ou qui libère selon son lieu d’origine. »
« Chemin des dunes ». Dans l’environnement hétéroclite du campement, la composition, le traitement, le choix chromatique des photographies d’Elisa Larvego qui s’attachent aux liens entre les bénévoles et les réfugiés, femmes et hommes vivant ou travaillant dans la « Jungle » témoignent de la complexité des stratégies d’adaptation et d’occupation imaginatives des lieux de vie entre auto-constructions et containers, le sens, l’habiter, que donnent au lieu irrationnel et absurde les relations sociales et la subjectivité des personnes.
« Calais, les 1er et 2 décembre 2016. Le terrain est désert désormais, une étendue de sable marécageux entre ciel et terre, retournée par endroits. Dans la solitude et le silence d’après la dévastation, une dernière fois, la force de comparution du réel jaillit sur ce sol hanté par tant de présences ayant subitement basculées dans l’absence. En ce moment indécis, de grâce et d’effroi à la fois, je photographie. Je photographie comme on recueille, comme on se recueille. » (Laurent Malone)
Sur l’écran, comme un récitatif silencieux au rythme lent, le diaporama décline les « 110 objets », isolés par leur défilement. Photographiés sur une feuille blanche qui réfléchit une lumière neutre, un jeu de cartes cimenté par le sel et le sable, une partition sur une page de cahier que plus personne n’interprétera, des chaussures d’enfants et d’adultes dépareillées, des vêtements oubliés, perdus, des livres, souillés, déchiquetés, une Bible bilingue, arabe et français, ouverte sur l’Évangile de Jean, des ballons crevés, un canard de plastique désarticulé, une peluche salie, offerte dans l’abandon, une télécommande, une paire de lunettes…, un livre d’enfant en forme d’œuf : « Et la nuit, Mimosa fait dodo sous son petit duvet ».
En fouillant le sable, en extirpant et collectionnant les détritus de moments de vies effacés, que les bulldozers et les pelleteuses n’ont pas réussi à enfouir ou à emporter, Laurent Malone se fait archéologue de la ville éphémère, rassemblant les pièces à conviction de la violence publique. Il engage les objets mutilés, corrompus, dégradés, au témoignage d’une mémoire à inventer et de l’histoire à écrire d’un drame vécu.
Installée en une ligne ininterrompue d’impressions numériques moyen format, les cadres accrochés serrés sans séparation, la série « Fugitifs » d’André Mérian, éloigne le regardeur de la « Jungle ». Le photographe, gêné par l’intrusion médiatique dans la « Jungle », choisit d’en questionner les frontières et les parcours qu’empruntent les réfugiés sur le territoire calaisien. Travail sur le temps, sur les saisons, marcher en partant des limites de la « Jungle » sans repérage préalable, se perdre. Entre réalité et fiction, le photographe documente les itinéraires. Les paysages, vides des hommes et des femmes qui les marquent de leur pas, les transforment et y abandonnent les traces éphémères de leur passage, témoignent des espoirs et des drames de l’accueil, des limites et des barrières, visibles et invisibles, de la sécurité, de la surveillance, aussi de l’effacement et de l’anonymat des « Fugitifs ».
En optant pour l’accrochage de montages de photographies, Aimée Thirion choisit de faire entrer le spectateur dans le temps au quotidien, celui qu’elle a passé jour après jour, à observer, à apprendre à connaître. Si la démarche et le questionnement restent les mêmes que dans le reportage couleur en empathie, le noir et blanc construit une narration autour des lieux et des attitudes, des gestes et des moyens à inventer pour vivre la rupture et l’exil, la préparation de la cuisine, l’apprentissage de la langue, la coiffure, le téléphone… La photographie invite le spectateur à la rencontre de l’autre, l’incite à se positionner, à comprendre ce qui fait émotion, « Et moi, qui suis-je face à eux ? »
L’exposition questionne non seulement la résistance et l’engagement aujourd’hui, ceux des artistes, des associations, des structures et des collectivités publiques et de tout un chacun, et leur inscription dans l’histoire des valeurs qui font d’une nation un pays d’accueil, mais aussi la façon d’en rendre compte. En faisant dialoguer les huit démarches et leur rendu dans leur rapport singulier et collectif au PEROU et à la commande publique, l’accrochage convie le visiteur à réinventer, dans un doute fondateur, la pensée politique de l’autre et de son image, à réinterroger l’articulation des formes narratives, documentaires et fictionnelles du témoignage.