Il est rare d’être un jeune homme dans le monde des collectionneurs, pourtant Alexandre Donnat a trente trois ans, et déjà une immense collection d’art à son actif. A l’adolescence, il s’est pris de passion pour l’art outsider, bien avant que n’advienne le retour en grâce de l’Art Brut. Dans l’appartement où il vit, on est surpris par le foisonnement baroque de couleurs et de matières, les œuvres ont envahi tout l’espace.
Florence Andoka : Le concept d’Art Brut, tel qu’il a été forgé par Dubuffet, fait-il sens pour vous ? Cette idée vous semble-t-elle encore opérante dans le contexte artistique contemporain ?
Alexandre Donnat : Je me reconnais dans cette dénomination parce que je collectionne comme un artiste brut, je n’ai pas appris l’histoire de l’art avant de collectionner des œuvres, l’intuition est mon bagage. Même si par la suite j’ai fait mes classes, ouvert quelques ouvrages, je sais tout de suite si un travail me transcende ou non. Je suis aussi fasciné par l’artiste en tant qu’individu, sa façon de procéder, son univers, sa manière de vivre. C’est toujours dans l’instant que je décide d’acquérir une œuvre.
FA :Dans les expositions d’Art Brut, la biographie des artistes est toujours mise en avant, comme si l’œuvre était toujours le reflet d’une existence le plus souvent en marge. Dans d’autres domaines de l’art le lien avec la vie du créateur n’est pas affirmé avec autant de force. Qu’en pensez-vous ?
DA : On découvre aujourd’hui les tendances politiques du Corbusier, mais dans le fond ça ne m’intéresse pas vraiment. On sait bien que tous les hommes ont un côté sombre.
Les artistes ne me servent pas de guide. Cependant deux hommes ont beaucoup compté dans mon adolescence et ce sont eux qui m’ont initié à l’Art Brut.
FA :Comment a démarré votre collection ?
DA :J’avais quinze ans et j’ai rencontré deux prêtres, Bernard Coutant et Pierre Callewaert. Le premier était très ami avec Gaston Chaissac et le second a travaillé chez Utrillo. Ces deux prêtres se sont rencontrés au séminaire où ils étaient un peu à part parce qu’ils peignaient ce qui était mal vu à l’époque. L’Abbé Coutant est mort en 2008, mais je vois encore Pierre Callewaert qui vit reclus et avec qui j’ai des conversations passionnantes sur l’art, il est très au prise avec l’actualité artistique parce qu’il est abonné à des revues internationales.
Dans ma collection il y a des toiles de Callewaert et c’est cet homme qui m’a offert ma première œuvre, une toile de lui qui représentait une vue de Montmartre avec des nuances de bleu prussien. C’est au cours d’un entretien croisé avec plusieurs collectionneurs dont Antoine de Galbert réalisé par Françoise Monnin, rédactrice en chef d’artension, que j’ai pris conscience que j’étais collectionneur. J’ai toujours collectionné des choses, des cailloux lorsque j’étais enfant, plus tard des timbres, des objets militaires, des images religieuses.
Ma collection d’art s’est constituée de différentes manières. Par des achats mais pas seulement, il y a eu beaucoup de transmission de la part des artistes. Parfois c’est aussi passé par des échanges de services, notamment dans le quartier Beaubourg où de nombreuses vieilles dames avaient récupéré des toiles de Jaber qui aimait bien les femmes. L’homme est bien connu dans le quartier, il a notamment donné de petits spectacles sur le parvis parce qu’il est aussi saltimbanque, il aura bientôt quatre-vingt ans et fait partie des maîtres de l’Art Brut. J’ai beaucoup accumulé de pièces, il m’en fallait toujours plus. L’imagerie assez gaie des toiles de Jaber me fascine, on retrouve toujours les mêmes symboles, des petites souris, des poissons, des fleurs, des figures…
FA : Est-ce qu’il y a des thèmes qui structurent cette accumulation frénétique d’oeuvres ?
DA :L’accumulation est névrotique, cela m’échappe, comme un manque à combler. Il n’y a pas de thèmes structurants mais c’est mon intuition qui donne une cohérence à l’ensemble. Cependant, aucun médium n’est privilégié.
FA : Vous avez également des photographies ?
Oui j’ai des photographies, mais pas forcément d’artistes bruts.
J’ai des clichés de TXO dont j’aime beaucoup l’univers, notamment une reprise du Syndic des drappiers de Rembrandt. C’est un artiste savant mais très en marge du système. J’ai également regroupé des photos anciennes d’anonymes, sur la corrida notamment.
FA : On parle moins de la photographie brute, peut-être parce qu’elle se confond avec la pratique des amateurs.
DA :On a vu beaucoup Eugène Von Bruenchenhein ces derniers temps dans les foires d’Art Brut. Dans l’exposition, Mycelium génie savant, génie brut, au Centre d’art contemporain de l’Abbaye d’Auberive, dont mon ami Laurent Danchin était le commissaire, on a pu voir des photographies de Jean-Paul Vidal, notamment sa série Jumeaux d’artistes.
FA : Vous m’avez dit collectionner également des œuvres expressionnistes.
DA : En effet j’aime aussi le travail d’artistes expressionnistes, j’ai été amené à en rencontrer par le biais du galeriste Tadeusz Koralewski. Leur production me ressemble assez. « Expressionniste » ne signifie pas que ces artistes ne soient pas méticuleux. Les artistes bruts sont aussi parfois très méticuleux, et possèdent beaucoup de métier entre les mains. J’ai par exemple des œuvres de Roger Decaux et Nicolas Alquin. Il y a aussi d’autres artistes comme Ronan Barrot, qui est pour moi un très grand peintre, au trait enlevé, puissant. Il y a toutes ces couches de peintures successives pour atteindre le résultat et moi j’ai le sentiment au contraire que cela enlève et creuse quelque chose au fond de moi. Cela me frappe en plein corps.
FA : Vivez-vous parmi votre collection ?
DA : Parfois les gens me demandent comment je peux vivre avec ces œuvres tout autour de moi. Il y a une différence entre l’amateur et le collectionneur. Le premier se contente d’en avoir assez pour animer ses murs, le second est envahi. L’accumulation peut aller jusqu’à empêcher de pénétrer chez soi, pourtant aujourd’hui je ne tiens pas à me séparer de ma collection, à la disloquer, je souhaite qu’elle reste un ensemble. J’aimerais affiner les choix que j’ai faits.
FA : On assiste aujourd’hui à une revalorisation de l’Art Brut au sein des circuits traditionnels de l’art contemporain. Je pense en particulier à la revue Artpress qui a consacré un numéro spécial à ce champ ou encore à la programmation de la Maison rouge. Pourquoi ce changement ?
DA : Je crois que la société à besoin de cette authenticité. Les artistes bruts ne sont pas à la recherche d’un « truc », souvent ils se moquent que ce soit vu. L’expression est brutale. J’ai été au fin fond des forêts du Vexin rencontrer des créateurs qui sculptent des troncs. Ces artistes n’ont aucune visibilité, parfois la presse locale fait état d’une exposition modeste dans une salle d’aumônerie. Autrefois les collectionneurs fous allaient chercher ces créateurs, maintenant ce sont des galeries spécialisées qui le font. Il y a un marché considérable et l’on retombe dans les vices du système. D’ailleurs l’équipe d’artpress était dans une niche conceptuelle et maintenant s’intéresse à l’Art Brut parce que les gens ont besoin de cette sincérité, de cette sensibilité humaine. Par ailleurs, c’est vraiment l’histoire de la Maison Rouge et de la collection d’Antoine de Galbert de donner une visibilité au travail des artistes bruts. Je trouve que de Galbert effectue un travail remarquable.
FA : Un artiste conceptuel serait-il forcément inauthentique, et dépourvu de sincérité ?
DA : En tous cas le concept, c’est autre chose. Il me semble que l’artiste conceptuel ajoute quelque chose à la nature alors que l’artiste d’Art Brut puise en lui, c’est inné, son geste correspond à une nécessité vitale.
FA : En visitant l’exposition de la collection ABCD Bruno Decharme à la Maison rouge, je me suis demandée si finalement ce qu’on englobe dans l’Art Brut n’est pas plutôt une recherche de la saturation et donc un renouvellement formel, tant la dimension biographique me semble sans véritable importance, ni cohérence. Les parcours des artistes concernés sont très divers.
DA : Bien sûr, le terme d’Art Brut est polémique. Au départ il s’agit de productions qui n’entrent pas dans le marché, qui sont à la marge et aujourd’hui ce marché se développe.
FA : Et que dire d’artistes comme Yayoi Kusama ou Louise Bourgeois qui ont un rapport avec la folie et donc une certaine forme de marginalité et qui pourtant sont entièrement reconnues par les plus grandes institutions ?
DA : En effet leur œuvre est intéressante, j’aime beaucoup les dessins de Louise Bourgeois, mais combien de temps l’institution a-t-elle mis pour reconnaître ces créatrices ? Bourgeois travaillait consciemment sur la folie, être artiste était son métier.
FA : Suffit-il de ne pas connaître le succès, de ne pas être reconnu par l’institution, pour qu’un artiste soit sincère ?
C’est vrai que les expositions de personnes hospitalisées sont parfois complètement nulles. Mais je crois que dans ces cas là, il ne s’agit pas d’Art Brut et que les organisateurs de ces manifestations ne devraient pas employer ce terme.
FA : Vous exposez bientôt votre collection à Reims. Comment est né ce projet ?
AD : A priori l’exposition aura lieu en octobre 2015. J’ai très envie de donner à voir ma collection, ça me plaît de faire partager mon regard sur l’art, que l’on sorte émerveillé. Comme disait Pierre Autin-Grenier, dans Analyser la situation : « Tout individu, d’aussi basse extraction soit-il, a dans le cœur un amateur d’art qui sommeille, un incommensurable besoin de s’élever l’âme qu’il ignore le plus souvent, ainsi suffira-t-il d’une habileté sans scrupule pour le faire entrer en deux coups de cuillère à pot dans le vaste monde des collectionneurs de croûtes champêtres ou maritimes bien décidés à se ruiner et leur descendance avec pour assouvir leur dévorante passion du clinquant et du pompier. Pour l’aquarelliste c’est fortune assurée. N’étant à moi seul aussi cruel que les sept péchés capitaux, toujours empreint par ailleurs d’un vernis de bonne éducation, j’ai laissé palettes et pinceaux à de plus inspirés qu’aucuns leur abandonnant les honneurs de la cimaise et le soin d’en dégager les bénéfices qui les tiendront à l’abris de la bohème toute une vie durant. »