Le visage de Romy Schneider traversé par l’effroi dans la scène culte de L’important c’est d’aimer, de Zulawski a disparu, laissant émerger à l’écran celui de Jean-Luc Verna transformé en femme. La douleur est rejouée sous un masque nouveau alors que la voix de la comédienne originelle perdure. Depuis le milieu des années 1990 Brice Dellsperger, en cinéaste fou à l’identité multiple, réalise une série de vidéos, les Body Doubles où il reprend à sa manière des scènes de films et en assume le plus souvent tous les rôles.
Florence Andoka :Dans de nombreux Body Doubles vous incarnez tous les personnages à la fois, féminins comme masculins. Peut-on y lire un désir d’universalité ?
Brice Dellsperger :On pourrait l’interpréter ainsi mais je tiens par ce procédé à éliminer la hiérarchie qui existe habituellement entre les rôles dans un film, à faire passer le second plan au premier plan. Peut-être que le rôle du type derrière est très important et qu’il faut mieux le regarder. Jouer tous les rôle complique mon travail du point de vue technique, c’est pourquoi j’ai recours aux effets spéciaux. Etre tous les personnages à la fois me permet aussi d’intervenir sur la narration à l’image, cela m’invite à la déstructurer. Par ailleurs le son originel du film est conservé comme un fleuve qui s’écoule. On sait bien qu’au cinéma le son est souvent ce qui masque les défauts de l’image.
FA :A mon sens, une partie du féminisme dans la lignée du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir s’est construit sur un rejet des attributs associés au féminin et un désir d’accéder à tous les éléments qui composent la masculinité. Vous jouez souvent des personnages féminins, quel sens faut-il donner à ce geste ?
BD :Je trouve assez enviable d’être une femme. Le cinéma de Brian de Palma que je reprends parfois semble très macho mais en même temps les hommes y sont des caricatures ce qui les rend ridicules et rend ce cinéma acceptable. De Palma a une position assez dérangeante sur l’homosexualité, mais en le reprenant j’espère briser cet aspect peut-être dans une perspective féministe.
FA :Le travestissement impliqué par votre oeuvre est-il un plaisir ?
BD : J’éprouve beaucoup de plaisir à incarner des femmes à porter certains vêtements. Le maquillage reste une étape qui me pèse, je ne le ferais pas dans ma vie personnelle, ou pour m’amuser seulement. C’est aussi parce que je ne me trouvais pas assez professionnel dans la transformation que j’ai arrêté de jouer dans mes propres films et que j’ai engagé des acteurs. J’admire les transformistes ainsi que tous les individus transgenres et transsexuels. La déconstruction des genres et la conquête d’un troisième sexe me semblent être la grande aventure de notre époque, et il est fondamental que les états reconnaissent la possibilité de changer de sexe.
FA : Vous avez débuté votre création dans les années 90. Le queer est un concept et un mouvement, qui ces dernières années s’est beaucoup démocratisé, cela change-t-il quelque chose à votre pratique aujourd’hui ?
BD : Le regard à mes débuts était parfois cruel, on me voyait comme un farceur qui se déguise. Je me félicite maintenant d’avoir tenu bon. Le travail porte ses fruits dans le temps, même si tout est parti d’une sensibilité personnelle, je ne me suis pas dit dès le départ que je souhaitais participer au mouvement pour la reconnaissance du queer. Je suis très heureux de voir que les gens aujourd’hui prennent en main leur destinée, face au déterminisme du sexe social. Je prends beaucoup de plaisir à rencontrer les personnes qui se sont lancés dans ce mouvement et déploient une grande créativité dans l’invention de leur personne. Cet élan devrait s’amplifier, passer de la marge à la norme. Par ailleurs, je ne suis pas militant, et comme mon ami Jean-Luc Verna avec lequel je travaille, je déteste le communautarisme. Même si cela peut aider et soutenir certaines personnes, il s’agit d’un repli qui enferme l’esprit. Mon travail peut bien sûr être étudié dans la perspective du mouvement queer mais il n’a pas été réalisé au départ dans l’intention consciente de la lutte politique. J’apprécie l’idée que mon travail relève de la tradition des transformistes américains de l’entertainment, qu’il y ait une légèreté, quelque chose de bon enfant.
FA : Vos vidéos ont parfois été présentées dans des clubs érotiques gay.
BD : J’ai été un peu naif et j’ai réalisé sur le fait à quel point ce dispositif ne mettait pas mon travail en valeur parce que les gens ne venaient pas pour voir mes vidéos mais pour s’amuser. Des films pornographiques auraient été plus adaptés au contexte.
FA : A travers les films que vous reprenez pour réaliser les Body Doubles, se dessine une histoire personnelle du cinéma, allant de Brian de Palma à Andrezj Zulawski en passant entre autres par Rainer Werner Fassbinder et Gus Van Sant. Qu’est-ce qui guide votre choix des films ?
BD : Il y a tout d’abord l’idée que je puisse refaire le film que je choisis. J’ai donc une forte contrainte technique qui s’est affirmé avec le temps. Quand j’ai commencé je pensais pouvoir tout reprendre. J’ai réalisé aujourd’hui mes limites. Certains films sont récurrents, j’en exploite plusieurs scènes. Je m’atèle actuellement à la recréation d’une scène de My Own Private Idaho, film de Gus Van Sant, j’ai déjà repris une scène de ce film par ce passé et j’ai envie de recommencer. Comme j’utilise un seul acteur pour tous les rôles et tous les films que je reprends, je crée des passerelles entre des films différents, comme Orange mécanique de Stanley Kubrick et Women in love de Ken Russell. Ces deux films ont été interdits à leur sortie pour leur violence et mon travail tisse un lien entre les deux.
FA : Au-delà du cinéma est-ce que l’art contemporain est aussi une source d’inspiration ?
BD : Il y a bien sûr des artistes que j’adore, comme Andy Warhol, au risque de sembler ringard, mais aussi Pierre Huyghe, dont le long métrage The Host and the cloud, m’a beaucoup inspiré. La reconstitution y est centrale. Les expositions d’art contemporain m’interrogent sur la mise en espace de mes œuvres que je délaissais sans doute trop au début parce que je m’en tenais au dispositif de l’écran sans regarder les alentours. Cela évolue aujourd’hui et je pense maintenant à la scénographie, à présenter une vidéo face à un miroir par exemple, ou bien mettre les vidéos en relation, les confronter dans l’espace. Tous mes amis sont artistes donc par capillarité cela joue aussi sur mon propre travail. Je ne fréquente pas de cinéastes et leur travail est bien différent. J’ai le luxe de refaire sans cesse une scène, alors qu’un film de cinéma lorsqu’il est lancé dans un circuit de distribution est terminé, on ne peut pas y revenir. Et je travaille seul, sans les grandes équipes qui caractérisent le monde du cinéma, je me perçois comme un « homme-femme-orchestre-néophyte ».