Entretien avec Christine Crozat : Souvenirs de plantes et de personnes rencontrées

Christine Crozat, sensible à la nature, révèle la beauté des plantes, au fil des saisons et nous amène à prendre le temps de les voir. Ses herbiers et ses dessins transmettent ses observations de la vie végétale. Ses voyages et les rencontres humaines nourrissent sa création. De ses lignes fluides ou parfois tendues, elle tente de saisir et de maintenir des formes, des signes, des mouvements dans le paysage, qu’elle repère durant ses nombreux allers-retours en train. Ses voyages lointains et ses déplacements réguliers l’incitent à travailler des formes sculpturales de pieds, de chaussures en toutes sortes de matériaux. Elle utilise la vidéo pour rendre compte de parcours à pied et de perception de la nature. L’artiste développe un travail de dessins par strates et par jeux de transparence, qui nous invite à aiguiser notre regard et à nous souvenir des êtres et des éléments qui nous marquent.

Dans ses œuvres, elle rend hommage à ses fantômes, les personnes avec lesquelles elle a tissé des liens, les végétaux avec lesquels elle est entrée en relation en s’en approchant et en jardinant… Christine Crozat fait émerger avec soin ces présences qui ont marqué sa vie et qui continuent de l’inspirer. L’histoire de l’art traverse également l’ensemble de son travail artistique et elle retient des lignes et des formes des portraits des grandes figures qui l’ont inspiré. En regardant l’ensemble de ses travaux, dessins, sculptures, nous découvrons l’énergie d’une artiste, sur le fil, entre deux villes, qui s’emploie à garder des traces des différents lieux qu’elle parcourt. Si la mémoire est au cœur de sa pratique artistique, celle-ci est ancrée dans le présent. Ses travaux sur papier ponctuent ses expériences au quotidien, proches de la vie dans toute sa fugacité. Ils nous invitent à prendre conscience de l’importance de chaque moment et de l’évanescence de la nature, à préserver.

Pauline Lisowski : Quelles sont tes références et quelles sources d’intérêt nourrissent ta création ?

Christine Crozat : Ma première source d’inspiration est la grotte de Rouffignac en Dordogne, les dessins sont gravés et on les voit à la lampe de poche en éclairage frisant. Ces traces de l’humanité me bouleversent. Dès les années 1980, je commence un travail sur le motif avec la gravure, je crée des suites de grandes plaques à la pointe sèche autour de la vache qui évoquent autant l’animal que le paysage dans lequel elle vit.
En parallèle, depuis l’âge de 24 ans, j’interviens en tant qu’artiste à l’hôpital psychiatrique. Je suis confrontée à la folie de la maladie et perçois très vite notre propre fragilité. De plus, je suis née dans une famille ou la gémellité règne : mère jumelle et frères jumeaux.
La gravure me permet alors de travailler cette question du miroir, je me découvre une certaine facilité à construire les images à l’envers. La gravure m’ancre dans une simplicité du geste, brutal, archaïque, d’une forme simplifiée avec un outil, la pointe sèche.

PL : De quelle manière explores-tu les différents champs du dessin ?

CC : Une dizaine d’années après je commence à voyager régulièrement en T.G.V, ayant obtenu un atelier pour deux ans à la cité internationale des arts, puis un atelier de la ville de Paris.
Au bout d’un an de trajets de Lyon à Paris s’impose mon premier repère temps – paysage : il s’agit d’un alignement, c’est un dessin dans le déroulement du voyage, quand je le retrouve je note : 1h 20, sens de la marche, côté gauche. D’autres repères se mettront en place. Je le photographie à hauteur de ma place assise.

Je continue pendant un an à graver des plaques qui retransmettent mes émotions paysagères et je les imprime sur de grands formats de papier Japon transparent et arrive simplement dans mon travail, une intervention au crayon de l’autre côté du papier. Celle-ci est dans la continuité du tirage de la plaque et m’amène au dessin comme si deux grandes herbes poussaient à partir des petites graines que j’avais gravés. (paysages vus du T.GV. de 1992 à 1993)
Le passage vers le dessin vient de s’opérer, je dessine en direct dans le train, je prépare des formats papier « tablette » et commence ce long travail de relevé (1994 – 1999). Je suis obligée d’aller à l’essentiel des formes d’arbres. Je capte également les blocs paysagers qui s’agglutinent, se superposent et se découpent et dans un dernier temps sont lisibles dans l’avancement du trajet. Petit à petit, mon champ de vision s’agrandit. Les mots et les légendes s’imposent à moi pour retransmettre un autre élément, une couleur une sensation. Je peux noter les motifs que font les oiseaux en vol ou les cornes des vaches… pas plus.

PL : De quelle façon traduis-tu tes expériences de traversées de paysage ?

CC : Les formes autour des pieds, des chaussures pour voyager à grande vitesse constituent une étape décisive dans mon travail artistique. Lors de mon voyage au Japon dans le train à grande vitesse, je suis fascinée par la cabine du conducteur qui m’apparait comme une chaussure géante. Je cherche la forme la plus simple de mon pied, une forme aérodynamique, je crée Shinkan-shoes, en verre soufflé.

Je conçois des installations au sol autour de la déambulation.
Des pas perdus, Galerie Edouard Manet, Gennevilliers, une installation pour laquelle j’ai coulé mes empreintes de pieds en paraffine. Au milieu des reliefs de pieds qui la rythment (1999). De babouche, Espace des Arts Colomiers, (2000) 101 paires de mules en résine avec mes empreintes en creux dans la semelle : pied, pantoufle, pavement. Je touche le temps (2002) à l’artothèque de Caen, moulage de pieds en savon de Marseille, présentée dans la cour, l’œuvre disparaît avec le soleil et la pluie. Se rencontrer à la galerie Éric Mouchet, 2018, installation de paillettes de savon d’Alep où mon empreinte apparaît en creux, présentée actuellement à Issoudun au Musée de l’Hospice Saint Roch, Mémoires de formes, 2021)

PL : La signalétique apparaît dans certaines œuvres. Pourrais-tu préciser quel est l’origine de ses travaux ?

CC : Dans l’histoire du déplacement, ma résidence à Prague est décisive. Je suis surprise du décalage entre la réalité et la signalétique spécifiquement du tram qui est très vieillotte ainsi que celle de attention école qui représente des enfants bien différents des autres pays. Je commence à faire des photos, j’engrange des images et c’est une de mes façons de construire mon travail. Mes amis participent et m’envoient des photos. Puis le moment venu s’impose et je compose de grandes planches sur double papier Japon transparent où s’agencent de façon poétique mes relevés multiples.

PL : Les pieds, les chaussures, les gestes du quotidien se révèlent dans tes œuvres graphiques et sculpturales. Que cherches-tu à révéler par cette mise en lumière des actes anodins qui témoignent des étapes de la vie ?

CC : Au musée Réattu, je me suis intéressée aux lambeaux de trois chaussures en cuir marron de saint Césaire (homme d’église de grande bonté), faire revivre cet homme pour un temps. Les traces de l’humanité et les rencontres enrichissent ma création. Je rends hommage à mon père par l’œuvre en verre soufflé et pâte de verre intitulée Le gisant aux chaussettes. Lors de ma résidence à la Croix Rouge française, Je réalise la série Hommage à ceux qui ont perdu leurs jambes je suis profondément troublée par la rencontre avec des personnes qui n’ont plus leurs jambes, je me demande comment peut-on vivre avec cet handicap ?

PL : Le végétal est souvent présent dans tes œuvres, dans des jeux de superpositions et de transparence. Tu mets en lumière le vivant, sa fragilité et ses variations au fil des saisons. Comment les plantes te permettent-elles d’évoquer la vie dans toute sa fugacité ?

CC : Mon intérêt pour la peinture est à l’origine de mon attention aux plantes. Cette approche du végétal s’est accentuée lors de mes voyages, de mes déplacements durant lesquels je faisais des relevés. Actuellement, je fais partie, d’un jardin partagé à Lyon. Au fil des saisons, je dessine les motifs au plus près. Le Japon me fascine parce que l’on y vit l’arrivée de la saison de façon plus intense.

J’ai commencé à réaliser des herbiers, je me nourris en parallèle de livres comme « Sauvage de ma rue » ce qui pousse tout seul dans les villes.
Je vais régulièrement au Musée du Moyen-Age de Cluny pour contempler la tapisserie La dame à la licorne.
Durant le covid une suite de dessins se met en place : Respiration, palpitation. C’est le choc de la machine qui aide les personnes malades à respirer et la lecture de Tractatus de herbis, un herbier du XIVème siècle qui traite de la pharmacopée qui m’inspirent cette série, actuellement présentée au Domaine de Kerguehennec : Mémoires de formes, été 2021)

PL : Tu réalises également des vidéos qui présentent des sensations fortes vécues lors de voyages. Comment cette pratique est-elle reliée à tes suites de dessins ?

CC : Les vidéos sont réalisées avec Pierre Thomé. Nous avons commencé à filmer dans le tram à Prague, dans les trains, ou lors de processions de la semaine sainte en Sardaigne, où nous avons marché et filmé les hommes en mouvement qui chantent. Puis à chaque voyage, des choses s’imposent à nous. Amanohashidate (2015) côte ouest du Japon, nous sommes sur un bras de terre où mer et ciel se confondent, je marche dans le ciel, présentée à Comme un parfum d’aventure, au MAC_Lyon jusqu’au 18 juillet 2021.

PL : Comment est née ta série d’œuvres en lien avec l’histoire de l’art ?

Je m’intéresse au dernier contour quand je travaille le portrait, comme la ligne dans le TGV. Celui qui regarde doit ainsi être attentif. Il peut voir l’âge de la personne. Souvent trois générations sont superposées dans mes portraits. Le fond monochrome permet aux découpes de s’incarner. Je compose avec le passé et avec ce qui nous constitue, révèle les strates de ce qui nous nourrit.

PL : Quels sont les autres arts et sources qui t’intéressent et t’amènent des idées de création ?

CC : J’aime beaucoup le cinéma, la danse, arts du temps. La radio, notamment France Culture est aussi une source exceptionnelle de réflexion. Je prends des notes régulièrement sur ce que j’entends. J’aime également qu’on me raconte des histoires.