Pour une jeune blogueuse telle que Gaël Cadiou, le style d’une photographie ou d’une vidéo réside paradoxalement dans l’effacement de ses marques de style. Fortement influencée par l’écriture blanche en littérature et le cinéma underground américain, elle propose à l’internaute des séquences fixes et en mouvement qui forment une captivante « communauté d’images », où chacun est encouragé à projeter sa propre expérience subjective…
Yannick Vigouroux : A côté de ta pratique photographique, tu pratiques beaucoup la vidéo ?
Gaël Cadiou : Ma pratique photographique a évolué naturellement vers la vidéo et les réseaux sociaux. La photographie argentique serait devenue l’image révélée sous ses formes contemporaines. Conçue comme un espace mental, elle renferme l’imaginaire influencé de lectures, de voyages, de rues traversées, de films au cinéma et de télévision (expérience de lectrice et de spectatrice). Je suis comme toi fan de séries, j’aime beaucoup notamment Macgyver et Dr House, parce que ce sont deux héros de tv qui bossent dur pour comprendre les situations et trouver des solutions…
Ma pratique est en étoile : projections de vidéos, images numériques, images sur écran et photos argentiques montées en vidéo.
Pour obtenir cet espace de pensée, les sujets sont choisis comme des lieux communs, non spectaculaires, les lieux où chacun se reconnaît selon sa propre histoire.
Les images sont montrées sous forme d’installations dans l’espace d’une galerie, sur internet avec un blog et sous forme de publication avec le projet de ce premier livre.
Les images sont le révélateur de ce qui nous anime, une vue intérieure. On y projette sa propre histoire. Ici, pas besoin de récit. On y découvre sensations, émotions, dialogue passé/présent. C’est une narration visuelle que je monte chaque jour.
Il n’y a pas de thèmes précis mais des présences capturées qui associées et montées ensemble font émerger des préoccupations et montrent une famille d’images traversées de projections et de rythmes : comme une communauté se formant, se dissolvant pour se re-former autrement, en perpétuel mouvement. Ce serait ça finalement le thème principal, enregistrer et capturer toute la complexité de ce qui fait une vie dans la communauté.
YV : Que penses-tu de ce qui a été nommé l’ « écriture blanche » en littérature ? Du « surbanalisme » photographique cher à Bernard Plossu ?…
GC : Je suis effectivement partisane de l’écriture blanche. George Perec et Emmanuel Hocquard ont été mes inspirations pour partir de l’idée que les lieux communs (les mots, les images) pouvaient faire l’objet de rythme.
J’aimais les expos photos mais il manquait un « jeu » au niveau de la présentation c’est pourquoi j’ai articulé séquences vidéos et images imprimées, Robert Frank, Bernard Plossu (que j’ai eu comme intervenant à l’École des Beaux-Arts de Lorient), William Klein et William Eggleston sont les photographes qui ont influencé ma pratique de la photographie.
Comme eux, j’accorde une grande importance à la banalité des choses et des situations qui nous entourent.
Je ne savais pas que Bernard Plossu pratiquait comme moi la méditation, je viens de le lire :
http://www.galeriechateaudeau.org/wp/blog/1978/11/26/bernard-plossu/
L’instant décisif devient l’instant présent. La beauté est dans le présent.
Pour ma part je tiens à articuler également les influences du cinéma de Marguerite Duras sachant placer les mots, la lecture en rythme avec les séquences filmées, la caméra tableau d’Abbas Kiarostami où la durée des plans offre de l’instant présent ou encore le cinéaste hongrois Béla Tarr et les polaroids d’Andreï Tarkovski.
Je pourrais passer la journée à énumérer toutes les découvertes que j’ai faite dans mes recherches à travers ma pratique de la photo argentique, numérique et les séances d’interviews que j’ai faite pour David Turecamo, un ami storyteller à CBS NEWS.
http://davidturecamo.com
Je considère ma pratique comme de l’enregistrement et de l’écriture visuelle basée sur le plus de spontanéité possible.
YV : Dans cette écriture blanche revendiquée si attachée à la banalité du sujet et des situations, comment identifier le style délibérément privé d’effets ?
GC : J’aime Alain Cavalier ou encore Van der Keuken. Je ne crois pas au documentaire comme objectivité à 100% et ces deux auteurs se laissent déborder par leurs histoires personnelles.
Ils ont un goût prononcé pour la narration visuelle, le mouvement, le banal et les choses qui nous entourent.
Même en analyse (un travail de prise de conscience de soi), à laquelle je me suis livrée plusieurs années, le psychanalyste n’est pas neutre alors l’expression humaine ne peut l’être dans une pratique artistique.
YV : Que penses-tu justement de la prétendue « neutralité » du style documentaire ? As-tu été influencée par ce genre et par qui ?
GC : Pour le style, je pense que les préoccupations récurrentes est un des éléments qui permet de reconnaître un style. Par exemples les bottes photographiées par Yannick Vigouroux (sourire)…
Georges Perec n’est pas Emmanuel Hocquard parce qu’il ne fait pas de traduction pour la poésie américaine et que Tanger n’est pas son enfance.
Perec décrit Paris et fait Un homme qui dort (1974), un film à Paris qui raconte le repli sur soi et sa dépression.
Une vidéo de Pippiloti Rist n’est pas une vidéo de Nam Jum Paik car ce dernier n’est pas féministe dans ses images.
Cela ne veut pas dire être autobiographique mais ça signifie savoir dire « je ». Qui n’aime pas Marcel Proust ? Qui n’aime pas Sunset Boulevard (1951) ?
J’ai fait des polaroids [du film Fuji Instax Mini] à Montmartre car je suis toujours à contre-courant. Sans faire exprès je fais spontanément ce que j’ai envie sans prêter attention à la lumière. Les erreurs m’intéressent, elle ouvrent toujours le champs des possibles. Bon les polaroids sont très pâles et c’est ce que je vais en faire qui m’intéresse, j’aurais certainement une place à leur donner.
YV : Pourquoi te tourner justement désormais vers ce film à développement instantané qu’est le polaroid ?
GC :J’aime la pratique amateur. Alors c’est d’abord la joie d’essayer. J’ adore le côté facile et les caméras-jouet en plastique. J’ai commencé avec un appareil Lomo trouvé aux puces à Budapest. C’est comme ça que j’ai aimé le côté aléatoire. Et commercialement ça a été repris et fondé par la marque Lomo avec tout un panel de caméras jouets…
Le rendu aléatoire de l’argentique et de toutes caméras en plastique donne visuellement un rendu que j’associe à un espace mental humain : la mémoire inexacte, le souvenir estompé, la visibilité floue sur le sujet comme une recherche permanente de faire la lumière sur les choses. Il ne s’agit pas d’être exacte et précis mais d’être efficace sur l’expression des émotions et des sentiments. Par exemple mes polaroids faits à Montmartre montrent une atmosphère enfantine et douce de tous les graffitis et peintures murales de rues. Comme un jeu de piste et de cache-cache avec les objets dessinés sur les murs. Les surprises au coin d’une rue. (Et en hors champs un super cappuccino dans un super café découvert). Parce que sortir faire de la photo de rue fait partie d’un amusement et fait l’objet de découvertes et de rencontres. Une sorte de voyage à réinventer sans cesse.
Il y a aussi la musique punk et tout le côté autonomie, apprendre par soi-même et s’éduquer se cultiver soi-même. Les principes d’anarchie de Paul Valéry forment un texte formulant au plus près mes croyances.
Pas de résultats sans erreurs. Pas d’apprentissage sans erreurs. Voilà pourquoi je m’évertue à aller à contre-courant.
YV : Pour moi le blog artistique, ne coûtant rien, si facile à pratiquer et à diffuser, est le pendant électronique actuel aux fanzines cher aux punks des années 1970, et toute une presse photographique alternative émergente alors en France avec Contrejour de Claude Nori qui deviendra plus tard une maison d’éditions, aux États-Unis avec Shots de Daniel Price…
Pourquoi pratiquer l’autoportrait dans certaines séquences ?
GC : Je l’inclût avec le fait de dire « je » et l’instant présent. Ça me permet de me présenter au public aussi.
YVx : Tes photos sont en général réalisées sinon avec ton smartphone ? En est-il de même de tes vidéos ?
GC : Oui j’utilise mon smartphone pour les photos et les vidéos. J’utilise aussi le « bloggie » de Sony un appareil de poche permettant de faire les photos et les vidéos très facilement et de les publier directement sur mon blog ou les réseaux sociaux. J’en ai deux, ça fait très « gadget ». L’un a un objectif caméra pivotant ; je m’amusais avec à filmer le ciel, les arbres, et après la rue. Il y a la fonction film et la fonction photo. Avec la prise USB dont l’appareil est équipé tu mets directement tes images dans l’ordinateur. « Bloggie » désigne les gens qui font des blogs comme moi, cela a été imaginé pour leur faciliter la tâche, qu’ils puissent publier directement leurs photos et leurs vidéos sur internet. L’appareil se recharge aussi avec la prise USB. Je l’utilise pour des raisons pratiques, dans la rue je n’aime pas avoir un appareil-photo qui se voit, par souci de discrétion, j’ai toujours aussi un peu peur de me le faire voler…
YV : Il vaut mieux être discret pour photographier les gens dans la rue à Paris, ils sont souvent agressifs, contrairement par exemple à Bruxelles. J’ai parfois eu aussi des problèmes avec la police qui a tendance à considérer que l’espace public est forcément un espace privé, et n’aimant pas être contredite, manque aussi par ailleurs cruellement d’humour…
GC : Récemment je filmais et photographiais justement place de la Concorde à Paris à côté de l’Ambassade des États-Unis, on est venu aussitôt me dire d’arrêter. Je lui ai montré la photo et je les effacée sous ses yeux. Je photographiais pourtant juste les arbres, on ne voyait rien de l’ambassade américaine. Parfois je joue un peu à l’innocente, mais je n’arrive pas à travailler bien et dans le plaisir quand c’est tout le temps comme cela.
YV : Je crois que le montage est important pour toi ?
GC :Je considère qu’un travail abouti passe par le montage avant d’être montré/publié. Je fais toujours une suite d’image en travaillant l’association d’image et pour les vidéos il y a toujours un travail de montage images/sons.
YV : Tu m’as dis que pour exposer tes images tu avais recours à un dispositif très particulier ?
GC : Les images étaient de plusieurs natures, il y avait des vidéos, des séquences d’images fixes, photographiques que j’ai re-scanné et imprimé sur papier Canson parce que je voulais traduire l’expérience de spectatrice. Je voulais qu’il y ait un jeu de miroir entre celui qui est devant et celui qui est derrière la caméra. Je trouvais que c’était un bon jeu à mettre en place dans l’exposition. Ne pas présenter les images sous forme de séries mais d’éléments qui se répondent dans l’espace à l’aide de projetions vidéos sur le mur mais aussi de projections derrière des écrans de calques que j’avais suspendus avec du fil de pêche. Obtenir des images flottantes un peu fantomatiques, dématérialisées et évoquant un espace mental confrontées à des images imprimées sur un support opaque à la texture prononcée qui rappellent le monde du livre, de la page.
L’expérience du laboratoire photographique m’intéresse : ce qui me fascine, c’est de voir les choses se révéler comme si un souvenir me revenait en tête. C’est ce que j’ai tenté de faire ressentir dans mes projections.
Pour moi, même une peinture, c’est une « image », on ne peut pas s’empêcher de projeter une part de sa personne, de son histoire.
YV : L’image latente en photographie a souvent été comparée à l’image du rêve ou du souvenir… Un processus de révélation en effet fascinant.
GC : Oui c’est cela.
Après, je trouvais que le montage vidéo pouvait s’apparenter à l’association d’images. J’ai été en analyse pour des raisons personnelles mais cela m’a permis aussi d’élargir des horizons par rapport à ma pratique artistique. Je veux rester dans le domaine du mental et l’histoire de la personne, on ne peut pas dissocier la dissocier de l’image, c’est pour cela que je ne crois pas trop au documentaire.
YV : Un genre très intéressant est justement celui du « documentaire autobiographique »…
GC : C’est pour cela que je te parlais de Johan Van der Keuken ou d’Alain Cavalier, au bout d’un moment ils en viennent à parler d’eux. Tenir une caméra oblige forcément à parler de soi. Nous ne sommes pas que des machines à enregistrer.
YV : Ce n’est jamais neutre ! Il y a forcément une part de subjectivité.
GC : En effet ce n’est jamais neutre. Ce qui est magique avec une caméra c’est que quand l’on commence à l’utiliser, sans que l’on s’en rende compte, elle parle de nous. Cadrer c’est dire « Je », laisser hors champ des choses est un choix personnel. Ce n’est jamais le fait du hasard. Si tu regardes bien par exemple les photographies des Becher, a priori très neutres, il y a un point de vue.
YV : D’ailleurs contrairement à ce que l’on croit souvent le cadrage n’est pas toujours parfaitement frontal. C’est encore plus vrai avec les photos d’architecture de Walker Evans.
Quels sont les cinéastes qui t’ont influencée ?
GC : Je me suis beaucoup intéressée au cinéma underground américain, dont Jonas Mekas, ainsi que, pas très médiatisé, Jack Smith, un cinéaste performeur underground des années 1960 et 1970 et son « flaming creatures » (Jack et l’Atlantide est le titre d’un documentaire qui lui est consacré) qui a beaucoup influencé Andy Warhol pour faire du cinéma par la suite. Ce serait Smith qui lui aurait montré comment tenir une caméra. Il aimait les déguisements et avait beaucoup de copains et de copines. C’est un précurseur de ce que Warhol pouvait faire avec Paul Morissey. C’était un homme très pauvre qui a fini dans la misère la plus totale. Un soir où il n’y avait personne pour voir son spectacle, il l’a joué tout seul chez lui, pendant une heure.
J’aime aussi Maya Deren et les frères Kuchar.
YV : Le photographe Dieter Appelt a réalisé son autoportrait pendant plusieurs heures se levant parfois pour se dégourdir les jambes, prendre un café ou un verre d’eau, se rasseyant. D’où un fort tremblé, qui introduit un flux quasi cinématographique dans l’image fixe…
GC : Quand j’ai commencé à faire de la photo argentique, j’ai commencé avec le 35 mm, j’ai eu tout de suite le sentiment que le cinéma entrait en jeu, à cause de la pellicule peut-être. Puis quand j’ai utilisé un appareil numérique, j’ai vu que l’on pouvait faire facilement des séquences. Pour moi, la photographie et le cinéma sont indissociables. Un dialogue entre les deux médiums a toujours eu lieu. Lorsqu’on regarde les premiers films des Frères Lumière, l’on est content que la photo s’anime un peu ! Dans les débuts du cinéma, d’un côté il y a le cinéma documentaire « de plein air », et de l’autre le cinéma de studio avec Georges Méliès.
J’aime Abbas Kiarostami et sa caméra tableau. Le dernier plan de Au travers les oliviers (1994) montre un mouvement à peine perceptible sur un paysage et ce sont deux acteurs qui s’éloignent dans le paysage. Le spectateur se retrouve donc face à du temps présent et à scruter l’évolution d’un sujet dans une peinture. Dans la dernière séquence qui est très longue, la caméra est plantée et ne bouge pas. Il n’y a pas de mouvement : tout est dans la poésie et la spiritualité.
On mélange les temps, le cinéma a su créer des mouvements de caméra pour exprimer des choses qui sont intéressantes et puis dans le cadre de la photo l’on n’a pas besoin de bouger forcément mais on a cet autre temps que moi j’associe tout de suite à de la méditation par exemple. Et c’est pour cela que j’y vois une image mentale, quelque chose d’introspectif, on va vers de l’être, mais l’être dans le temps présent.
YV : C’est que l’on nomme « la méditation de pleine conscience » je crois ?
GC : Oui c’est ça.
YV : La question de la dimension « politique » d’un travail m’intéresse beaucoup.
GC : Je ne pense pas avec mes appareils faire des choses qui aient une revendication politique, Je ne crois pas avoir le savoir-faire d’un reporter journaliste et être capable de faire des photos d’actualités mais je pense sincèrement que les vues urbaines que je fais ont une dimension politique parce que c’est ce qu’il y a sur place. Qu’on ne peut pas éviter une conscience et une lecture politique de l’image et ce pour n’importe quel paysage aujourd’hui. L’image est littéralement l’émergence d’une prise de conscience.
Propos recueillis à Paris 7e le 16 janvier 2021.