« Yannick Vigouroux : J’aime cette image de téléviseur dont l’écran est « vide », en tout cas neigeux, réalisée lors de ton tour du monde.
Tes stations-service vides, désaffectées, sont aussi photographiées avec un téléphone mobile ; il y a, je crois une continuité entre tout cela ? Pourquoi ce goût du vide ?
Karine Maussière : Oui, en effet, le vide est assez omniprésent dans mes images. Dans ma toute première exposition photographique, je présentais « des lieux de fêtes », lieux désaffectés (usines, carrières…) où il y avait eu une fête, une free party, les tirages étaient très grands (100 x 150 m). Lors d’une project-room à la galerie Pailhas, les tirages ne mesuraient plus que 50×70 cm et étaient intitulés » espaces clos » : chambres, recoins et chaises, fauteuils abandonnés, salles de bains vides…
Plus récemment, dans mes dernières séries, j’ai photographié avec mon photophone Sony Ericsson des bureaux et les halls d’accueil déserts des galeries d’art à New York…
Ces derniers temps, je me suis aussi intéressée aux sites des Roms à Marseille, une fois partis… que reste-t-il ? Que sont devenus ces territoires ? Il ne reste qu’un sol couvert de détritus, sans qualité, sans identité…
Ce vide reflèterait-il l’absence de l’être ou, au contraire, une présence en creux, un « potentiel », quelque chose qui attend d’être rempli, et par extension d’être réalisé » ? L’idée du Tao n’est pas loin, je suis assez proche de cette philosophie. Je pratique d’ailleurs un peu le Reiki…
Mais l’idée « du devenir » de Gilles Deleuze joue aussi un rôle important dans ma pratique, les espaces qui m’intéressent tentent de devenir des zones d’autonomie temporaire (Hakim Bey), ou encore un « jardin planétaire » (Gilles Clément). Ce sont des espaces de création, de liberté…
YV : Ces espaces m’évoquent aussi les « non-lieux » chers à Marc Augé…
KM : C’est une référence importante pour moi. Je me suis souvent intéressée aux aéroports, aux espaces de transit vides… http://kalucine.blogspot.com/2006/11/tokyo-kuala-lumpur.html
YV : Pourquoi préfères-tu désormais utiliser un téléphone mobile plutôt qu’un appareil argentique ou numérique qui n’aurait vocation qu’à prendre des photos ? (et des vidéos dans le second cas).
KM : J’ai beaucoup utilisé le 24×36, puis le 6×6 cm et le 6x7cm (en montagne, c’est lourd, encombrant, fatiguant quand on part seule plusieurs jours et que l’on marche pendant plusieurs km). Puis un jour, on m’a offert un téléphone portable – je n’en avais pas et cela fatiguait mes amis que je sois injoignable -, j’ai commencé à faire des photos avec et je me suis prise au jeu.
Lorsque l’on voyage, que l’on a une âme de nomade, il faut emporter quelque chose de léger. J’aime faire de la photo sans contrainte technique, le photophone m’a permis de courir, de sauter, de faire des images à la volée et ce, lors d’un tour du monde…
YV : Justement, à propos de voyage, empruntant le titre d’un livre de Philippe de Maistre, Voyage autour de ma chambre (1795), tu as photographié en gros plan des détails des objets de ta chambre, de ton lit, ta fenêtre, ton corps. Dans l’introduction au catalogue Les Images voyageuses (à paraître), j’évoque justement le fait que le voyage commence au coin de la rue, voire dans l’espace intime de la chambre. Il me semble que c’est justement cela qui est en jeu dans les minuscules impressions que j’ai vues accrochées lors de ta récente exposition à la galerie Vols de nuit (http://www.karinemaussiere.com/2011/11/photophonie-galerie-vol-de-nuits.html). Il me semble que l’utilisation d’un photophone encourage une telle posture, physique et mentale…
KM : je vis en permanence avec mon photophone, le jour, la nuit. Lorsque je suis malade, il est près du lit. Je l’ai toujours avec moi lors d’une Party, en voyage. En balade, il est dans ma main… le photophone est le compagnon idéal, il est aussi très utile lorsque l’on se sent glisser vers un côté plus obscur, et il révèle beaucoup de notre intimité.
Il permet de prendre des notes visuelles. C’est ce qui m’encourage à m’exprimer dans un blog, le photophone est comme un crayon de papier, un stylo à billes, qui permettent de prendre des notes intimes, simplement et vite ; ce téléphone est pour ces raisons le compagnon de route.
YV : je pense la même chose de mes box 6×9 cm si légères (des sténopés à peine améliorés munis d’une simple lentille), que je compare à des stylos à billes ou à des crayons de papier et, désormais, de mon photophone. Cela me fait aussi penser à des prises de notes, mais des notes ou croquis, esquisses, qui ne seraient pas seulement préparatoires, mais bien une fin en soi !…
Ces appareils encouragent une écriture visuelle plus spontanée, qui s’accorde bien (ou l’inverse) à celle de ton écriture littéraire. Tu écris en effet dans ton blog, « Kalucine » :
« Matin midi et soir
Du bureau au divan au lit
Je passe mes heures
Grises
A regarder le paysage
A arpenter les lignes
A compter les moutons Roses
Ils sont nombreux
Ils ne mangent pas les fleurs
Ils sont là
A voler avec le vent
Transparents. »
Dans ce texte, il y a un rythme brisé, un mouvement lent très visuel, ainsi qu’un climat étrange, que j’aime beaucoup…
Je reviens à l’image de l’écran de télévision neigeux photographié dans une chambre : les tirages exposés à Vols de Nuit étaient très petits, cela me fait songer à des microcosmes intimes, un peu cette petite boule-souvenir neigeuse que j’ai acheté à Marseille, comme j’aime tant les collectionner…Tes stations-service vides relèvent aussi je crois de cette logique de collection ?
KM : Oui, collectionner … les stations-service font partie d’une collection (n° 26 pour 26 images dans leur boîte), boîtes numérotées de 1 à 26… le n° 18 correspond aux galeries de « Gotham-City », il devrait y avoir à l’intérieur de cette collection, les aéroports, les métros…
YV : Que penses-tu, toi qui pratiques tant la photophonie, des modes « vignette », « Diana », « polaroid », permis par les Iphones et autres Smartphones, appareils Androïd, qui imitent les effets des appareils-jouets, ou amateurs argentiques en plastique ? «
KM : Le photophone est un outil contemporain, mobile, discret. Sa technique de pointe (objectif Lens, entre autres…) permet désormais de faire des images où lumière et piqué sont au rendez-vous. Les applications que certains appareils fournissent, pourquoi ne pas les adopter pour traiter un sujet ?… le métro à Marseille est flashy, sous les néons les sièges sont oranges… je voulais des images où les couleurs du métro et du tramway soient saturées, l’application « Hipstamatic » me l’a permis.
YV : Je trouve l’aspect « criard » des couleurs très saturées de cette série surprenant, il contraste énormément je trouve avec la douceur des photos que tu as réalisé pendant ton voyage autour du monde…
KM : Les histoires se suivent et ne se ressemblent pas… Marseille transpire, Marseille est criarde. Et puis il y a ce format carré que j’aimais tant lorsque je pratiquais l’argentique avec mon Rolleiflex. J’aime beaucoup ce format, l’image est plus recentrée sur elle, plus féminine, un cercle s’inscrit dans un carré, tout naturellement. La composition diffère… L’Hipstamatic me permet de faire des images plus picturales que celles réalisées autour du monde, aux tons doux.
Mais depuis quelques jours l’application ne marche pas comme je veux… serait-ce le signe qu’il faut que j’en change ?
YV : Peut-être. Je pense en effet, que dans certaines pratiques, comme la mienne et la tienne, me semble-t-il, pannes et accidents divers ne sont pas forcément un frein ou un blocage définitif, ou encore un échec, mais souvent au contraire un encouragement à explorer d’autres voies, dans le fond comme dans la forme…
KM : Un jour viendra, où la couleur sera orange, lors d’ un autre voyage, avec un autre outil… mais pour l’instant, je persévère et espère tout en secret, une belle exposition sur les territoires inexplorés de Mars…