Entretien avec Lorena Zilleruelo

Autour d’un cycle appelé « Infinies résistances » , six artistes, Lorena Zilleruelo, Zineb Sedira, Caecilia Tripp, Renata Poljak, Olga Kisseleva et Astrid S. Klein, ont été conviées par François Taillade à présenter leurs travaux vidéo au cinéma d’art et d’essai l’Etoile de La Courneuve, d’avril à décembre 2009. La question de cette programmation est d’aborder et d’identifier certaines formes de résistances aujourd’hui. Chaque artiste a bien voulu se plier à l’exercice de l’entretien pour restituer les choix de cette projection.

Infinies résistances 1/6. Entretien entre François Taillade et Lorena Zilleruelo, réalisé en septembre 2008.

François Taillade : Peux-tu me décrire dans ton parcours la transition ou la liaison entre le Chili et la France ? Quand es- tu arrivée, et pourquoi avoir choisi ce pays ?

Lorena Zilleruelo : Je suis arrivée à 18 ans, juste après le lycée. J’avais toujours eu le désir de continuer mes études supérieures en France. La dictature avait causé beaucoup de dégâts notamment au niveau culturel, et je sentais que ce n’était pas le lieu où j’aurais pu m’exprimer.
La France était un choix, et il y avait aussi ce côté « pratique » car la sœur de ma mère habitait ici. Bien sûr je n’avais pas les moyens de m’installer ailleurs sans contact. Ma tante était en exil avec son mari, et c’était important pour moi de rencontrer cette histoire du Chili. J’ai donc été dans un premier temps entourée uniquement de Chiliens expatriés. Mon oncle était à mes yeux une sorte de mythe. Il avait été en prison au Chili, et j’avais envie d’entendre, et tâcher de comprendre son expérience.

F.T. : On sent dans tes films une éducation ou plutôt un attrait pour la littérature. Je développe ce constat… Il y a, ce que je pourrais appeler deux temps parallèles dans tes films.

 Celui de l’image, que tu sembles aimer en plan fixe, et qui sait prendre le temps de s’installer.

 Et un autre temps, celui du récit, qui fonctionne souvent en voix-off. Que l’on soit dans le discours, le dernier de Salvador Allende avant son suicide, ou dans l’énonciation de la lettre de ton père sur cette journée du 11 septembre 1973 que tu as reçu à 27 ans quand tu étais déjà installée à Paris, lors de ta recherche d’histoires pour l’installation « Mémoires des livres ». Même dans « Ici c’est ailleurs » que je trouve comme un film de transition dans ton travail : la 1ère partie se construit aussi avec des voix-off pour se terminer en synchronisation. Est-ce que l’écrit, la littérature a effectivement une place dans ton travail ?

L.Z. : Oui, la littérature tient une place énorme, et je dirais même que plus que la littérature elle même, ce sont les lectures des autres et les oralités, en quelque sorte, qui m’ont davantage marquée. On a toujours eu des lectures collectives dans la famille, à table ou après le repas. Mais aussi enfant, même en me lisant des contes le soir dans mon lit, mon père me faisait passer des messages éthiques contre la dictature de Pinochet. Il savait mélanger les genres et me faisait comprendre beaucoup de choses. Je le ressens comme une éducation parallèle. Ce que je trouvais intéressant dans les histoires de mon père, c’est que c’était souvent les mêmes, mais avec des fins différentes, l’histoire n’était pas figée mais évolutive, avec d’autres possibles. Ce pourrait être les espaces blancs, et dans la parole et dans l’image, que je laisse aux spectateurs pour qu’ils puissent eux-même s’introduire dans le film. Par exemple, dans Ici c’est ailleurs pour marquer les transitions entre les images d’intérieurs des adolescents, j’insère des « pages noires » qui sont en fait des espaces de libertés, où le spectateur peut y déposer mentalement son histoire, son intérieur. Tout n’est pas donné. Avec les bribes de parole de ces jeunes, j’avais déjà un univers de chacun. Un témoignage peut être aussi des petits mots, des gestes, qui te renseignent ou te font basculer vers un autre univers, chaque impulsion de vie peut être vu comme un chapitre.

F.T. : Tu introduis presque toujours ce rapport intime à l’histoire que l’on soit dans celle du Chili, ou dans ta manière d’aborder l’exil et l’immigration.

L.Z. : Oui c’est une manière d’opérer. Je pense que le sentiment collectif part des sentiments individuels qui sont ajoutés les uns aux autres. Oui, l’intime est très important, c’est humain et organique. Mes souvenirs sont importants par rapport à ces travaux.
Au Chili, je vivais dans des milieux très politisés. Tu peux imaginer que même des manifestations « pacifistes » étaient extrêmement entourées militairement.
On avait aussi toujours des coupures d’électricité à partir de 7 ou 8 heures en hiver et nos discussions se passaient devant les bougies. C’est une atmosphère très propice au récit familiale, très intime, sensible, presque un temps posé pour la parole. Si tu regardais par la fenêtre, tu voyais d’autres lueurs de bougies chez les voisins. On savait que cette « intimité » était collective.

F.T. : Dans tes 1ères œuvres le Chili est très présent. Tu explores ton pays avec un point de vu intime mais aussi plus historique, social et politique. Avec « Ici, c’est ailleurs », tu te détaches de ce fond chilien. Comment s’opère ce processus ?

L.Z : Le Chili c’est plus qu’un travail. Mes préoccupations politiques et sociales, c’est de l’ordre du vécu. L’analyse vient avec mon arrivée en France, en pouvant regarder l’histoire de mon pays avec distance, en me rendant compte que l’histoire c’est aussi nos intimités.

F.T. : Là, je sens que tu vas devancer ma prochaine question. Tu es à mes yeux une artiste « politiquement consciente ». Et tu vas me dire que ton engagement est lié à ton expérience de chilienne de gauche sous une dictature…

L.Z : Je crois que oui c’est effectivement lié à mon expérience. La dictature au Chili a construit mon engagement. Je pense que l’expérience personnelle donne une force et des outils, des codes pour déchiffrer le monde, pour le travailler et l’analyser. Et justement, ça se détache de cette analyse qui est purement historique. Je pense que le Chili est important et sera toujours important dans ma démarche, en parlant de la mémoire, des récits …

F.T. : Aussi parce que tu effectues un travail critique sur ce qu’a été la dictature et tu insistes, tu cherches à revenir sur cette période d’oubli…Car tu dis travailler sur la mémoire, mais tu travailles sur l’oubli de cette mémoire.

L.Z. : Oui, tout à fait. C’est le lien avec Ici c’est ailleurs, ce rapport à l’oubli et à l’altérité. Comment arrive-t-on en France lorsqu’on est étranger ? Nous venons d’un autre pays, avec une autre histoire, une autre manière de vivre.
Je pense avoir été élevée dans un pays où la prise de conscience et l’engagement politique étaient essentiels pour la vie. C’était certes mes liens sociaux et mes amitiés intellectuelles. Entre mon exil choisi en France, et ce moment au Chili, j’ai l’impression que mes amis, ma famille a perdu ses engagements politiques, disons qu’ils sont beaucoup plus modérés. Et c’est comme si, petit à petit au fil des discours je perdais mes référents qui ont fait ce que je suis. Il y a quelque chose qui s’est perdu dans mon histoire, que je partage avec des personnes de mon âge, qui semblent aussi dépassées par la perte des utopies, mais la génération d’après par contre me semble coupée des utopies.

F.T. : Tu te considères comme une artiste résistante ?

L.Z. : Il y a différentes formes de résistances, et travailler sur l’oubli c’est déjà une forme de résistance. Travailler sur la parole de l’autre qui n’est pas toujours disponible ou plutôt pas toujours audible, c’est aussi une manière de résister.

Pour en savoir plus sur la programmation « Infinies résistances »