Entretien avec Marie Labat et Chrystelle Desbordes

Marie Labat est artiste, agricultrice et féministe. « La semeuse et autres contes » est le fruit singulier d’un dialogue entre l’artiste et Chrystelle Desbordes, autrice, historienne de l’art et éditrice. Si l’art c’est la vie, et si l’on ne peut séparer la personne de l’artiste, ni l’artiste de son époque, de son environnement, de ses lignées, alors la création devient une modalité de la vie bonne. « La semeuse et autres contes », en traversant l’œuvre de Marie Labat, nous donne matière à penser et repenser notre rapport à la terre et plus largement à l’existence dans une logique de création.

 La semeuse et autres contes est un livre à quatre mains, qui comporte autant de textes que d’images. Comment vous êtes-vous rencontrées ? Comment avez-vous tissé ces liens entre textes et images ? Il y a de la fiction, mais aussi beaucoup de citations, des photos, des dessins numériques, un QR code, on a le sentiment que tous ces éléments, sans chercher à les hiérarchiser, forment une roue qui tourne et quelque chose qui se tisse. J’ai eu le sentiment en parcourant votre livre, qu’il n’y a ni capture, ni dévoilement de l’œuvre, mais plutôt un cheminement qui se dessine et que d’autres épisodes, d’autres volumes seraient possibles. Ce n’est pas un livre qui fige l’œuvre à travers une thèse, mais plutôt une chambre d’échos dynamique.

Nous nous sommes rencontrées à l’école des Beaux-Arts de Tarbes en 2010, où Chrystelle enseignait l’histoire de l’art et s’occupait de suivre les mémoires de Master-DNSEP. J’étais étudiante en cinquième année et mon travail tissait déjà des liens très étroits entre l’art et le féminisme dans le contexte de la ferme, ce dont parlait mon mémoire. Chrystelle y a été très sensible, aussi car le féminisme intéressait peu les personnes de ma génération qui en avaient une idée assez négative, comme si la prétendue agressivité des mouvements des années 1970 était tout ce qu’il en restait.
La communication sur ces mouvements majeurs avait comme fait voler en éclats la mobilisation qui avait permis d’avancer relativement en matière de droits des femmes au sein de la société, et il y avait peut-être aussi l’idée qu’il n’y avait plus rien à faire pour les faire évoluer, que tout avait été fait, en quelque sorte. Ce n’était ni ma position, ni celle de Chrystelle, nous avons beaucoup discuté et Chrystelle, à l’égal de beaucoup d’entre nous en France, avait des origines paysannes et avait vu, comme moi, les femmes de sa famille travailler d’arrache-pied sans la moindre reconnaissance sociale.
Le livre s’est construit lors d’une résidence d’une semaine des éditions Les plis du ciel. Nous nous sommes alors concentrées sur le projet d’articuler mon travail, mes références esthétiques et politiques dans l’« espace-livre » (comme dit Chrystelle). Cet objet est en effet un espace de visibilité, un peu comme une exposition qui dévoilerait l’œuvre selon une méthode heuristique ouverte ; aussi votre expression de « chambre d’échos dynamique », très belle, est tout à fait juste !
Votre image renvoie au passage à l’intérêt de Chrystelle pour l’Atlas Mnémosyne d’Aby Warburg qui concevait des planches présentant un ensemble éclectique de formes visuelles autour d’une œuvre plastique et dans lesquelles les intervalles – des « vides » – figuraient des sortes d’espaces du rêve où des réflexions (au sens du miroir) et des projections (au sens de l’interprétation) pouvaient se déployer librement. Ce livre invite à suivre des chemins multiples comme dans un voyage, les pas de côté font partie de l’expérience (il n’y a pas de GPS ici !), d’autant que la part de subjectivité est importante comme propre à chacun.e. C’est une exploration qui répond à la démarche de l’artiste ou du poète qui ne fige pas les choses mais offre de regarder des formes qui retraversent les données du réel.

 Vous évoquez un « féminisme des champs » qui a sa spécificité. Est-ce que l’agroféminisme est un concept que vous inventez ? Comment le définir et en quoi permet-il d’appréhender votre travail ?

Chrystelle a forgé l’expression « art agroféministe » à force d’observer des œuvres qui puisent leur inspiration dans le travail agricole tout en y interrogeant (plus ou moins, selon les époques) la place des femmes. L’écoféminisme est une notion plus américaine (et déjà historique), les échelles diffèrent et, en réalité, ce sont des féministes de la ville, de New York, en particulier, qui ont développé cette catégorie. Aborder la question du féminisme du point de vue de ce qui se passe à la campagne – « le féminisme des champs » –, est une façon de revenir aux sources, en l’occurrence celles de la culture de la terre, c’est partir d’un autre point de vue qui a autant de réalité que celui qui vient du prisme urbain. De plus, se placer du côté du travail agricole (des femmes), via la terre, peut sembler plus concret. Évidemment, on peut évoquer la fable de La Fontaine, Le rat de ville et le rat des champs pour mettre nouvellement en jeu la diversité de ces approches du féminisme dans l’espace social, la campagne est un espace social avec lequel il faut aujourd’hui se reconnecter. Créer des éco-quartiers dans les villes 2.0 ressemble à un leurre ou à quelque chose qui peut paraître hors sol, ne serait-ce que parce que les pratiques paysannes ancestrales qui maîtrisent le savoir de la terre n’y sont que très peu convoquées ; de même, le « féminisme des villes » implique une connaissance du « féminisme des champs ». Nous devons travailler ensemble, main dans la main.

 Vous évoquez également la notion de naturalisme magique. Dans quelle constellation s’inscrit votre pratique ? Dans La Semeuse et autres contes, vivre et œuvrer, dans une kyrielle de gestes, forment un ensemble unique, toujours en lien avec votre environnement. Est-ce que cultiver la terre et être artiste, c’est une même dynamique qui implique une transmission, honorant un certain passé et espérant un certain avenir, je pense notamment au dernier chapitre de l’ouvrage et à cette figure de la semeuse qui s’y déploie ?

On parle généralement de « naturalisme magique » au sujet de certaines œuvres littéraires, on pense notamment à Cent ans de solitude de Màrquez, or cette catégorie esthétique convient à mon travail qui s’inspire de récits des origines, de mythes et d’histoires vécues, de qui articule le réel à la fiction et inversement, c’est la dynamique de ma pratique, d’ailleurs les contes modernes écrits ici par Chrystelle y font merveilleusement écho. Plus précisément, le « féminin sacré », bien au-delà de ses détournements new age, est au cœur de mon travail, avec la figure de la semeuse, centrale. La semeuse est une chamane qui agit en relation directe avec son environnement grâce aux savoirs qu’elle a reçus, elle n’est pas au centre du monde, elle est à son écoute, à l’égal d’une agricultrice ou d’un agriculteur qui ne serait pas contraint.e par la pression de l’agriculture intensive.
Il s’agit de filer la métaphore autour de cette figure et de ses liens avec ce qui ne voit pas nécessairement mais qui, pourtant, est là, mais qui peut être qualifié de « magique » car le visible n’est que ce qui affleure dans sa pratique, c’est une sorte de résultat. La vie est avant tout une histoire de circulation d’énergies, ce que l’hégémonie du rationalisme matérialiste et de l’économie globale semblent avoir oublié, mais il n’en demeure pas moins qu’il est vital de revenir à ce qui est essentiel pour notre vie sur cette planète. Donc oui, la chamane est à la fois une agricultrice et une artiste, elle prend soin de ce qui l’entoure et est en ce sens une sorte de courroie de transmission. Il s’agit d’un modèle poétique qui « agit dans son lieu », pour reprendre le titre d’une série d’expositions menées récemment par la curatrice Julie Crenn.

 Si ce livre est une manière de faire découvrir une œuvre, n’est-il pas également un manuel qui renvoie le lectorat à sa manière de traverser l’existence ? Je pense notamment à la chronologie « art et agroféminisme (1849-2022) » ainsi qu’à la bibliographie à la fin de l’ouvrage qui placent l’œuvre dans une lignée, mais offre aussi beaucoup de références à découvrir en dehors du livre.

Dans la mesure où l’art agroféministe est une nouvelle expression, il paraissait important de le mettre en perspective et de l’inscrire dans une filiation esthetico-politique, les choses ne tombent pas du ciel, il y a des origines, une mémoire qui impacte, voire éclaire notre présent. L’art met en mouvement un héritage culturel et exprime l’engagement d’un.e artiste dans son temps.