Autour d’un cycle appelé « Infinies résistances », six artistes, Lorena Zilleruelo, Zineb Sedira, Caecilia Tripp, Renata Poljak, Olga Kisseleva et Astrid S. Klein, ont été conviées par François Taillade à présenter leurs travaux vidéo au cinéma d’art et d’essai l’Etoile de La Courneuve, d’avril à décembre 2009. La question de cette programmation est d’aborder et d’identifier certaines formes de résistances aujourd’hui. Chaque artiste a bien voulu se plier à l’exercice de l’entretien pour restituer les choix de cette projection.
Infinies résistances 5/6
Entretien entre François Taillade et Olga Kisseleva
Réalisé en novembre 2008
François Taillade : Pour cette programmation à La Courneuve, je me suis arrêté sur certains de tes travaux vidéos qui me semblent liés aux bouleversements politiques de la fin du XXème siècle, comme la fin de l’Union Soviétique. Il me semble que tu arrives à avoir un regard sensible d’un côté ou de l’autre de cette frontière qui maintenant, non pas n’existe plus mais, n’est plus la même.
Conquistadors et Your self portrait abordent les transitions brutales de la Russie dans le monde libéral.
Border / No-border et La Vie à petits prix synthétisent les frayeurs des européens de l’Ouest, la perte du niveau de vie, ce que l’on peut appeler les nouvelles précarités et aussi la peur de la liberté de circulation, surtout pour les autres…
Peux-tu m’expliquer dans un premier temps la genèse de ces vidéos…
Olga Kisseleva : Tu as fait une sélection très juste qui permet de construire un récit. D’abord nous sommes aujourd’hui à une époque de repartage du monde qui ne se fait plus entre empires, royaumes et Etats, mais entre les multinationales et autres organismes financiers internationaux. On assiste à des batailles qui devraient être comparées aux grandes batailles de Waterloo ou de Stalingrad. Aujourd’hui, si les crises, les guerres ou les putschs ont lieu, ce n’est plus seulement pour des raisons religieuses, de consciences, de rivalité de nationalités, c’est surtout pour des raisons de partage des marchés. Les nouveaux « Conquistadors » sont des entreprises qui sont les véritables maîtres et propriétaires des pays. Ils imposent leurs lois, la configuration des villes, la vie des gens, la circulation ou non des biens et presque des idées comme ça les arrange. L’animation Conquistadors peut être considérée comme un document qui retrace l’histoire récente de la Russie, et comme d’habitude, ça a été fait en collaboration avec des économistes et des scientifiques qui ont déjà écrits cette histoire de reconquête de la Russie par les capitaux internationaux. Du début de la Perestroïka, où ce pays est encore vierge d’entreprises, on voit s’installer les logos des sociétés internationales d’abord sur Moscou et près des frontières puis occuper tout l’espace pour le recouvrir entièrement de façon à ne plus discerner ni ville, ni fleuve, ni même les contours des frontières. Jusqu’à ce que ça explose. Après l’explosion, sur un territoire à nouveau libre, ça peut recommencer.
FT : Et avec Your self portrait …
OK : La suite logique c’est : qu’est-ce qui se passe quand le pays est sous la domination des « Conquistadors » ? Les gens sont complètements déboussolés, ils essayent de garder leur mode de vie, ils essayent de résister, ils sont complètement perdus au milieu de ce nouveau monde capitaliste et de nouveaux riches. Ici ce sont les 300 ouvrières perdues dans l’immense usine de sous-vêtements féminins qui a été bâtie par Staline en 1937 pour pouvoir offrir des soutiens-gorge à toutes les femmes soviétiques de Kaliningrad à Vladivostok et de Mourmansk (une des ville les plus au nord de Russie) à Achkhabad (capitale du Turkménistan) ou Bakou (capitale d’Azerbaïdjan) par exemple… oui j’aime bien les cartes géographiques… Ces ouvrières à l’origine étaient 50 000, l’usine faisait la taille de plusieurs arrondissements de Paris et aujourd’hui ce sont d’énormes bâtiments vides, où lorsque tu marches tu entends l’écho de tes propres pas, des arbres poussent dans les étages, etc. c’est vide, poussiéreux et laissé à l’abandon. Mais il y a quand même une petite activité qui crépite, qui couve, l’activité de personnes qui sont entre deux mondes…
FT : Cette usine fabrique encore des soutiens-gorge ?
OK : Non plus personne ne voulait de ces soutiens-gorge, tu sais la mode occidentale est arrivée en Ex-Union-Soviétique avec des vêtements beaucoup plus clinquants. Par contre la direction de l’usine s’est débrouillée pour trouver une commande à ces ouvrières qui font des T-shirts rayés pour les marins de la flotte russe, où les sous-marins coulent tout le temps, ce qui fait qu’il y a tout le temps des t-shirt à refaire.
FT : Venons-en à Border /No border et la suite du programme…
OK : Donc dans ce monde, les « Conquistadors » bâtissent les frontières de leurs royaumes, et cherchent à tout prix à les garder. Dans Border on voit une de celles les mieux gardées, qu’est la frontière suisse. C’est filmé à l’aéroport de Zurich. En fait, je ne savais pas mais on n’a pas le droit de filmer dans un aéroport, du moins pas sur le poste frontière, et donc à l’origine j’étais arrivée, presque naïvement, avec ma caméra pour filmer cet endroit. Les policiers suisses sont venus et ont piqué ma cassette. Ça ne m’a donc pas du tout plu, ça m’a même encore plus donné envie de filmer. J’ai repris une cassette neuve et j’ai mis ma caméra sous ma veste, comme une caméra cachée mais sans l’équipement. Du coup, c’est très mal filmé, la caméra n’est pas droite, les couleurs sont étranges, c’est un peu flou. Ça a renforcé l’effet de ce que je voulais montrer : les passagers qui sont coincés et qui font la queue aux portiques de la frontière suisse, même s’ils ont tout ce qu’il faut pour rentrer dans ce pays très sélectif, même des sacs des boutiques de luxe, sans parler des passeports européens, américains et suisses qui t’ouvrent toutes les frontières… pas comme les passeports africains ou russes. Ces personnes en transit ont l’air bien malheureux et ennuyé… Comme je ne voyais pas ce que je filmais, je leur ai coupé les têtes, du coup c’est presque involontairement cadré sur leurs poches, leurs mains, leurs porte-feuilles, leurs passeports, leurs cartes de crédits, les logos sur leurs sacs.
FT : Cette vidéo est projetée en double écran. D’un côté, la frontière suisse avec les trépignements que tu viens de décrire, de l’autre une danse est mise en parallèle, beaucoup plus libre et légère …
OK : … il y a des gens qui ne font pas partie de ce royaume et dont les « Conquistadors » se protègent. Ils ne veulent pas des inutiles, des pauvres, des différents, des gens qui posent des questions aussi… donc on invente toutes sortes de bastions, de papiers à remplir, de démarches administratives à suivre, pour surtout les décourager de venir et pourtant … des gens malgré toutes ces conditions, grâce à leur force d’esprit et leur liberté intérieure se trouvent plus libre. Dans cette vidéo on peut voir l’exemple de Keity Anjoure qui est chorégraphe de danse contemporaine et aussi maître de Yoga. On la voit courir sur un terrain zébré, strié à l’image d’une multitude de frontières sans être gênée pas la présence de barrières quelconques. Dans cette course on voit son corps, ses mouvements qui sont très beaux, elle même qui est très belle, comme une victoire de la beauté intérieure sur le matériel, contre une frontière réelle ou imaginaire.
FT : …et pour La Vie à petit prix ?
OK : Comme ces personnes là, les inutiles sont déjà présents sur le territoire des « Conquistadors », il faut essayer de les utiliser. Par exemple les artistes, les critiques d’art, pour les rendre utiles on occupe leur emploi du temps en les mettant à une caisse de supermarché, au comptoir de fast-food, ou à la photocopieuse… Mais quand quelqu’un qui a une forte personnalité, une forte activité intellectuelle, se retrouve occupé à une tâche qui ne requiert pas son savoir faire et son savoir penser, il détourne cette activité qui cherche à l’utiliser, au profit du travail qui l’intéresse.
FT : Dans ces travaux sélectionnés, il y a un positionnement politique. Est-ce que tu te considères comme une artiste critique ou engagée ?
Si je travaille en tant qu’artiste, c’est d’abord pour produire un monde meilleur. Pour certains c’est apporter de la beauté, pour d’autre c’est créer des expériences qui relèvent purement de l’esprit, pour moi c’est montrer les situations critiques et trouver des solutions pour en sortir.
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